vendredi 1 octobre 2010

La vie avant la vie

Les jours de lessive commencent en léger différé.
Habillée à tâtons, peu coiffée, pas maquillée, je traverse la rue dans un dernier lambeau de nuit avant de rejoindre la lumière blanche du lavoir. 
Cette heure de solitude que je passe dans les bruits d'eau ressemble à une heure de sommeil supplémentaire. 
Et les pages que j'y lis s'apparentent à mes rêves. 
Plus tard, dans la réalité bien ancrée de la journée, le parfum d'assouplissant du linge en train de sécher me rappelle cette heure, hors la vie. 

"J'ai toujours un livre sur moi comme un prêtre a son bréviaire, sauf que n'importe quel livre est une bible pour moi, ma bible. J'essayai en vain de lire. C'est quelque chose qui m'arrive souvent, je lis une ligne vingt fois, trente fois, je la relis encore et je n'y comprends rien, parce que ma distraction m'en fait perdre le sens, et je ne lis que des mots, dessins crochus et sons qui ne signifient rien. 
Mon bréviaire était La tombe sans repos, livre qui m'avait sauté au visage parmi des tomes de droit criminel et canon, et des romans d'auteurs français de ce siècle mais oubliés, dans un vieux magasin d'antiquités qui maintenant vendait aussi des livres d'occasion achetés en gros à des gens en fuite. J'avais été tellement surpris par cette couverture moderne très laide, par son aspect de paperback prétentieux et par l'éloge démesuré qu'en faisait Hemingway ("Un livre qui n'aura jamais assez de lecteurs, même s'il en a beaucoup", ou quelque chose comme ça) que je décidai de l'acheter au prix exorbitant de dix centimes cubains et de devenir ainsi, par ce coup décidé que le hasard des lectures n'abolira pas, l'un des nombreux lecteurs inutiles qui perdent le repos en essayant de combler la mesure du possible (mais tous ensemble, hélas, nous ne serons jamais assez), tant qu'ils sont saisis par le charme sans merci du livre."
Guillermo Cabrera Infante. Coupable d'avoir dansé le cha-cha-cha

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