La chaleur allonge les ombres et les heures de l'après-midi, lorsque le bureau somnole et digère.
Mais René-Pierre n'a aucune impatience vis à vis de septembre : il aime les nombreuses absences des comptables et des secrétaires, il aime les clients en vacances qui lui laissent le temps de rédiger son propre courrier -en secret, il pose ses lèvres sur le nom de Suzanne avant de glisser le papier dans l'enveloppe- et de rêver à d'heureux lendemains.
Accoudé à son bureau, il devient stratège, élabore des scénarios, imagine ses parents soudainement partisans de son mariage.
Mais oui, tu as raison : le plus tôt serait le mieux. Nous allons parler à sa famille.
Revenu à la réalité, il s'exaspère : ils pourraient comprendre, après tout. Eux aussi...
Mais de cela, il n'est pas sûr.
Sur la photo du jeune couple souriant posée au chevet de leur lit, il a toujours eu du mal à reconnaître ses parents.
"En résumé : bien que ce soit très peu raisonnable, nous continuons à nous écrire; nous ne cesserons pas de le faire sans nous être prévenus; dès qu'il se passera pour vous du nouveau, vous m'en avertirez. Cela vous va-t-il ?
Une chose où nous ne sommes pas d'accord : je ne peux vraiment pas vous considérer comme une "amie" (vous rappelez-vous le jardin de l'hôtel, le dimanche, vers 3 heures : "Vous avez de la sympathie pour moi, Suzanne ? -Oui, beaucoup" etc et, plus tard : "Vous êtes très gentille, Suzanne." Je ne sais pas si vous vous êtes rendu compte que j'exprimais là quelque chose de très fort). Si vous y voyez un obstacle à ce que nous continuions cette correspondance, dites-le moi.
Faites faire une photomaton si vous voulez; celles que j'ai eues de moi étaient mauvaises, mais j'en ai connues de bonnes.
J'ai votre lettre sous les yeux; vous dites : "nous sommes trop jeunes pour décider maintenant de notre avenir." Pourquoi ? Chacun se fabrique lui-même son avenir, tout au moins en grande partie, ne trouvez-vous pas ?
J'ai le sentiment que nous nous entendions très bien, et que si nous nous étions vus plus longtemps, nous serions très sûrs de nous; et je regrette d'autant plus que nous ayons manqué cette occasion (excusez ce terme commercial, c'est le seul que je trouve pour exprimer ce que je pense) qui était très belle.
Good bye, sweetie. Je ne chante jamais en anglais sans penser à vous, et je chante très, très souvent.
René-Pierre."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 8 août 1932)
"Chacun se fabrique lui-même son avenir...", que l'on aimerait y croire à ces mots-là, à ce qu'ils ouvrent, que l'on aimerait les entendre dits et -surtout, peut-être- se les entendre dire, en croyant à leur possible ouvert.
RépondreSupprimerDu banal et du commun, à nouveau. Formulations banales ("excusez ce terme commerciale" de l'habitude, dit-il) pour un avenir espéré commun.
A travers le temps, l'espace, le réel et le virtuel, le spontané et le composé, les leurs, les tiens, les miens, longtemps encore, je le sais, je ne chanterai plus en anglais sans pensez à lui, à elle, René-Pierre et sa sweetie.