Il y avait eu à nouveau un rai de lumière traversant sa chambre et René-Pierre avait refait quelques photos. Il avait essayé de sourire mais il craignait que cela lui donne l'air idiot.
Depuis son retour de Bains, il se regardait plus souvent dans les miroirs, il étudiait son reflet. Non pas, comme auparavant, pour passer un coup de peigne dans ses cheveux ou pour vérifier le noeud de sa cravate mais pour tenter de se voir tel que Suzanne l'avait connu, pour essayer de deviner quel souvenir elle conservait de ses traits.
Dans la pochette de photos que René-Pierre reprendrait chez le photographe cette semaine, il y aurait aussi quelques portraits de son jeune cousin, en visite avec ses parents. Sans doute seraient-elles floues car l'enfant avait bougé beaucoup mais René-Pierre avait tellement aimé ses mimiques, ses grimaces, qu'il avait voulu en garder une trace.
En voilà un qui s'amusera quand il aura des enfants, avait prédit son oncle, le voyant accroupi puis redressé ou virevoltant, l'oeil toujours rivé à son appareil photo.
Et René-Pierre y pensait souvent, au temps où il aurait des enfants.
"J'aurais encore à vous écrire interminablement; est-ce que cela ne vous ennuie pas ? Je me demande parfois s'il est utile que je vous dise tout ce que je vous dis; si nous ne devions plus nous revoir ? Vous rappelez-vous le soir (le samedi, je crois) où nous étions assis dans le petit salon de correspondance, après le dîner ? C'est vraiment là la première fois de ma vie que j'ai réellement compris ce que c'était que "jamais", je me suis rendu compte de ce qu'il représente.
Il y a un peu plus d'un mois que nous nous connaissons : le 17 juillet était le dimanche; sur mon carnet, j'ai noté en quelques mots mon emploi du temps de ce séjour à Bains, par ailleurs, j'ai aussi transcrit, d'une façon plus détaillée, mes occupations de ce dimanche : elles ont été peu nombreuses; je crois que vous les connaissez.
Ce que je voudrais, c'est arriver à me replacer maintenant dans l'état où j'étais ce jour-là, croire que vous êtes avec moi et ressentir dans toute sa force l'espèce d'angoisse où j'étais à ce moment; j'y arrive parfois; et vous ? C'est comme cela qu'on peut ne pas oublier.
La douceur d'aimer, dit-on dans le film, c'est de pardonner; c'est peut-être vrai; c'est une douceur un peu triste, sans doute, que je voudrais ne jamais ressentir avec vous; pourtant ? Si votre lettre, ce matin, m'avait annoncé que tout était fini, que ferais-je maintenant ? Je ne vous en voudrais pas; il me semble que je serais d'une très grande tristesse. Et vous, Suzanne, auriez-vous de la peine ? (Vous voyez, toujours ce besoin d'être rassuré).
Je vous envoie mes photos : elles sont prises dans ma chambre : sur l'une, on voit surtout ma main que j'ai eu le tort de mettre au 1er plan; sur l'autre, mes cheveux, ce qui n'a rien d'intéressant; sur une 3ème, je souris un peu de travers, comme toujours; sur la 4ème, je me trouve très mal. Laquelle préférez-vous ?
J'aurais encore à vous parler de beaucoup de choses; de mes lectures, de mon voyage et de moi.
Ne pouvez-vous vraiment me téléphoner ? J'aimerais autant que vous me préveniez du jour car, avec les vacances, il y a tellement peu de travail au bureau que je n'y reste pas toujours le temps que je vous ai indiqué.
Je vous quitte, impatient de votre prochaine lettre que je voudrais très longue.
J'ai un bon disque qui s'appelle :
"I don't know why I love you like I do".
René-Pierre."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne, le 17 août 1932)
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