dimanche 24 avril 2011

Les années (1994)

Elle consacre trois mois de sa vie à lire 
À la recherche du temps perdu

"La nourriture occupe une place privilégiée dans les écrits de Proust, elle y est souvent décrite avec amour et mangée avec plaisir. Pour ne citer que quelques uns des plats que Proust fait miroiter à ses lecteurs, mentionnons un soufflé au fromage, une salade de haricots verts, une truite aux amandes, un rouget grillé, une bouillabaisse, une raie au beurre noir, un ragoût de boeuf, une pièce d'agneau sauce béarnaise, un boeuf Strogonoff, une coupe de compote de pêches, une mousse aux framboises, une madeleine, une tarte aux abricots, une tarte aux pommes, un cake au raisins, une crème au chocolat et un soufflé au chocolat. 

La contraste entre ce que nous mangeons d'habitude et la nourriture appétissante dont se délectent les personnages peut nous donner envie d'essayer de déguster ces mets proustiens de façon plus directe. Dans ce cas, il serait tentant de se procurer un exemplaire d'un livre de cuisine aux illustrations tape-à-l'oeil intitulé La Cuisine retrouvée
Il est supposé permettre à un cuisinier moyen de rendre un hommage extraordinaire au grand romancier, et peut-être d'atteindre à une meilleure compréhension de l'art de Proust. Il permettrait par exemple à un fervent proustien de réaliser exactement le genre de crème au chocolat que Françoise servait au narrateur et à sa famille, à Combray. 
Mais une fois que la recette a donné un délicieux dessert, on peut se demander, entre deux cuillerées de la crème au chocolat de Françoise, si ce mets, et par extension toute La Cuisine retrouvée, constitue réellement un hommage à Proust, et si elle ne risque pas de nous encourager à commettre le péché contre lequel, justement, il mettait en garde ses lecteurs, c'est à dire l'idolâtrie artistique. Bien que Proust eût peut-être accueilli favorablement le principe d'un livre de cuisine basé sur son oeuvre, la question est de savoir quelle forme il aurait souhaité lui voir prendre. Accepter son raisonnement sur l'idolâtrie artistique reviendrait à reconnaître que les mets particuliers qui figurent dans le roman n'étaient qu'anecdotiques comparés à l'esprit dans lequel la nourriture était considérée, esprit transférable qui ne devait rien à la crème au chocolat exacte que Françoise avait préparée, ou à la bouillabaisse particulière servie à la table de Mme Verdurin -et pourrait s'appliquer tout autant à un bol de muesli, un curry ou une paella. 

Le danger est que La Cuisine retrouvée finisse par nous causer une tristesse injustifiée le jour où nous ne trouvons pas les bons ingrédients pour une crème au chocolat ou une salade de haricots proustiennes, et sommes forcés de manger un hamburger, dont Proust n'a jamais parlé. 
Ce qui bien entendu n'était pas dans les intentions de Proust : la beauté d'un tableau ne dépend pas des choses qui y sont représentées." 
Alain de Botton. Comment Proust peut changer votre vie

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