jeudi 15 mars 2012

Celui qui n'a jamais entendu parler suédois n'a absolument aucune idée de ce que peut être cette langue, dont ils se servent pour tout, à tout moment.*


Qu'ils aient tous, l'un après l'autre, été tentés de poser leur plateau sur la table ensoleillée que je n'occupais que partiellement, 
ça, 
je peux le comprendre. 
Qu'ils m'aient tous, l'un après l'autre, adressé la parole d'emblée dans ma langue y compris quand ce n'était pas la leur, 
ça, 
je me l'explique moins.
Des barrières infranchissables se dressaient entre les gens à cause de la langue. On n'arrive pas seulement avec sa langue. Le pire, c'est ce que la langue apporte, des préjugés millénaires, des saletés qui se sont fourrées dans notre tête et dont personne désormais ne peut se débarrasser. On ne sait même pas qu'on a toute cette saleté dans le cerveau. 
Un jour je m'assis à la cafétéria de l'école pour essayer de parler avec un médecin turc, un type un peu plus âgé que moi qui venait d'arriver des prisons de Turquie. Nous essayâmes de parler de je ne sais quoi, de tout et de rien. Arriva un autre Turc qui savait autant de suédois que nous, c'est-à-dire rien, et qui essaya de traduire.
Et nous voilà tous les trois, avançant et reculant, sans arriver à rien nous dire. Nous ne pouvions pas, nous ne pouvions pas. Nous étions les uns en face des autres et il ne nous sortait de la bouche que des grognements de singe. Nous aurions pu nous mettre à rire, mais nous ne le fîmes pas. Nous n'eûmes même pas l'idée de rire, alors que c'était la seule chose à faire. Au contraire, nous devînmes sérieux, nous nous prîmes les mains, pour nous lamenter en silence d'être si loin, infiniment loin les uns des autres, loin et enfermés chacun dans sa langue. 
*Carlos Liscano. La route d'Ithaque.

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