dimanche 31 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 5

René-Pierre ne ment pas. 

Non jamais son coeur n'a battu si vite qu'à la vue de la nuque de Suzanne le jour où le vent a balayé ses cheveux, a menacé d'envol son chapeau, le jour où son rire a ressemblé à un cri. 

De son passé surgissent à peine quelques prénoms, à peine quelques ébauches de visages, des sourires sans lendemain. 
De son passé, il est prêt à tout renier. 
Même Angèle -surtout Angèle- même elle, oui. 
Leurs oncles, leurs tantes, ses parents, si prompts à parler du joli petit couple qu'ils formaient, tous ces adultes qui plaisantaient à leur sujet, il faudra les marier ces deux-là, n'avaient plus, du jour au lendemain, suite à une brouille dont la famille était coutumière voire spécialiste, n'avaient plus jamais prononcé le nom d'Angèle. 
Elle et ses parents avaient disparu du cercle familial. Il ne l'avait jamais revue. Et on aurait pu l'en croire inconsolable alors qu'il en était -tellement- soulagé. 
Angèle qui lui tendait la pomme qu'elle avait croquée et lui ordonnait de mordre les empreintes qu'elle avait laissées dans le fruit. Angèle -les yeux d'Angèle- quand il s'exécutait, et sa voix si assurée Jamais je ne te laisserai m'embrasser
Angèle à qui il obéissait, comme ensorcelé. Dis-le, que tu m'aimes, allez, dis-le
Sa vénéneuse cousine nouait autour de ses cheveux un ruban couleur poisson rouge.
Il n'avait pas choisi de l'aimer et il redoutait, encore maintenant -surtout maintenant- de la croiser. 

"Ma Suzanne chérie,
je vous remercie des photos, qui sont bonnes, et où je vous retrouve tout à fait (sur la grande, avec mademoiselle Laurent, il me semble reconnaître le chapeau que vous aviez lorsque nous sommes allés à Luxeuil en auto ?). Beaucoup de souvenirs reviennent.
Chaque fois que vous pourrez m'envoyer une photo de vous, faites-le, j'en serai content.
Je me suis pris moi-même, dans ma chambre, il y a quelques jours; le résultat est médiocre; néanmoins, je vous enverrai 2 ou 3 spécimens; si vous me trouvez trop mal, ne les gardez pas; vous en avez d'autres qui sont meilleures.
Revenons au téléphone. Comme j'ai un tout petit peu d'espoir que vous voudrez bien m'appeler, voici quelques renseignements : vous pouvez m'appeler tous les jours de 9h ou 9h1/4 à midi et 2h1/2 à 6h, à Trinité 01-88, sauf, bien entendu, le samedi après-midi et le dimanche. Il est très probable que c'est une dactylo qui vous répondra; mais cela n'a pas d'importance; et comme mes patrons sont en vacances, j'ai 4 appareils où je pourrai vous prendre; j'espère en trouver un où je puisse vous parler tranquillement.
Je vois, d'après votre lettre, que nous sommes tous les deux certains que c'est l'autre qui oubliera le 1er !
Si je vais en soirée, pourquoi voulez-vous que j'y rencontre une jeune fille qui me plaise mieux que vous ? Bien que n'étant pas sorti beaucoup, j'ai déjà connu pas mal de jeunes filles (à la Sorbonne, surtout, et au bord de la mer), j'ai même eu (et j'ai encore) avec certaines des relations assez suivies, mais pour aucune, Suzanne, je vous assure, je n'ai éprouvé ce que j'éprouve pour vous. Je vous parle franchement, mettant de côté toute question de coquetterie ou de politesse. Le flirt est une chose qui peut être charmante mais qui, lorsqu'on y réfléchit, est tout à fait immorale et inutile. Qu'en pensez-vous?
Je garde vos lettres, sweetie, mais soyez sans crainte, elles sont toujours sur moi et personne ne viendra me fouiller, j'espère ! Si je les déchirais, je n'aurais plus rien de vous.
Mais vous, que faites-vous des miennes ? Vous ne me l'avez pas dit !
Je vous quitte content car j'ai l'impression que si nous continuons ainsi à être absolument francs et à avoir confiance dans l'autre, il ne pourra jamais y avoir de désaccord entre nous; même si nous devions plus tard avoir du chagrin, ce serait un chagrin sans amertume, d'où l'estime ne serait pas bannie."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 11 août 1932)

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