A table, il regardait sa bouche, rouge, toute dédiée au rire.
Il avait su tôt qu'il était sage de taire la préférence qu'il avait pour elle : ses autres tantes n'aimaient rien qui leur rappelle combien, à ses côtés, elles paraissaient ternes et maussades.
On parlait d'elle à voix basse et de préférence en dehors de la présence des plus jeunes.
On disait qu'elle était frondeuse et, avant de comprendre la signification exacte du mot, René-Pierre en avait perçu tout le jugement.
On disait aussi Quelle capricieuse !, on disait Qu'est-ce qu'elle croit à la fin ?, on disait Comme si on avait le choix !
Mais un jour, c'est sa voix qu'il avait surprise et elle lui avait semblé emplie de larmes. Un jour, entrant dans le salon où elle lui tournait le dos, il l'avait entendue dire dans le téléphone Venez,
s'il vous plaît, venez vite.
Jamais il n'avait oublié ces mots et, à présent, oh combien il aurait aimé les entendre, dans la bouche de Suzanne.
Jamais il n'avait oublié ces mots et, à présent, oh combien il aurait aimé les entendre, dans la bouche de Suzanne.
"Suzanne chérie,
Je voudrais répondre à votre lettre comme si je vous parlais de vive voix; je crois être de votre avis sur tout; il est évident, comme vous le dites, que cette crainte qu'a chacun de nous que l'autre l'oublie, vient de ce que nous nous connaissons peu; et pourtant, si vous étiez près de moi, il me semble que je vous parlerais tellement franchement que vous auriez confiance en moi. De mon côté je me raisonne, j'ai confiance en vous mais je crains toujours que vous ne m'oubliiez, que, peu à peu, vous vous accoutumiez à ne plus me voir, et qu'un jour vous vous aperceviez que je vous suis tout à fait indifférent; ce jour-là, Suzanne, il faudra me le dire comme je vous le dirais s'il en était ainsi de mon côté (mais il n'en sera pas ainsi).
Déjà -vous voyez que je ne vous cache rien- lorsque vous me parlez des nouvelles connaissances que vous faites, je ressens, non pas de la jalousie, mais la crainte, précisément, que ces personnes ne me remplacent dans vos pensées; je vous l'ai dit, la présence est une force énorme et le souvenir est une arme bien faible pour lutter contre elle. Je pense souvent, chérie, à toute cette vie inconnue de moi qui est la vôtre, aux personnes que vous connaissez et que je ne connais pas, à tout ce qui vous touche et que j'ignore si complètement et il y a des moments où il me semble que tout cela va vous entraîner loin de moi.
Où cela nous mènera-t-il plus tard ? Franchement ? Pour ma part, je ne sais. Vous me demandez si je ne regrette pas de ne pas avoir 2 ou 3 ans de plus; mais si, sweetie, je le regrette énormément. Mais je ne les ai pas !
Alors, qu'arrivera-t-il ? Il arrivera sans doute que vous vous marierez . A ce moment-là, je ne serai plus rien pour vous et je n'aurai plus qu'à me retirer de votre vie. Cela me fait beaucoup de peine, beaucoup plus que je ne puis vous le dire, mais j'ai peur que ce ne soit là la marche logique des choses. C'est vous qui m'abandonnerez, Suzanne, et y penser me donne un cafard terrible.
Pour le moment, il y a quelques difficultés. Mon père, mis au courant des choses par ma mère, trouve, tout comme le vôtre, que c'est de l'enfantillage. C'est l'éternelle histoire; que la vie est compliquée ! De plus, il m'est difficile de vous écrire souvent chez vous; tâchez de trouver quelque chose.
Ne pourrait-on pas se téléphoner une fois ? Je serais si content d'entendre votre voix.
Excusez-moi, Suzanne chérie, de vous dire tout cela sans suite. Si vous étiez près de moi, je vous dirais d'abord que je vous aime beaucoup, et même, que je vous aime, tout court."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Paris, le 26 juillet 1932)
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