dimanche 7 mars 2010

Mona lisait

Remplir la corbeille de fruits suffit à me donner bonne mine.


"En faisant le marché avec mon père, je me suis dit que j'avais de la chance de ne pas avoir des parents charcutiers, de ne pas devoir être charcutier moi-même plus tard. 
Attendre derrière sa femme qu'elle veuille bien se pousser pour entrer dans le camion et pouvoir ENFIN ranger le plateau qu'on a dans les mains, sur lequel repose une tête de porc, les jambons, les saucisses, le lard dans sa bassine, c'est vraiment la poisse. Je pensais : "Comment ce type continue à avoir envie de vivre ? Comment ne donne-t-il pas un coup de pied définitif dans toute cette viande ?" Pourtant j'aimais bien la charcuterie, particulièrement la mortadelle. Aux pistaches. Heureusement, il existait des gens malheureux pour en faire et mon père pouvait m'en acheter souvent. 
Ce jour-là, le charcutier criait sur sa femme : "Pousse-toi, maman. Sers, mais sers donc ! Vas-tu servir au lieu de bavarder comme une poule ? D'autant plus que les poules..." Et là il a regardé mon père avec un ricanement comme ça : "Hé-hé-hé !... C'est la boutique d'à côté." Ça l'a même fait rire, sa blague, et mon père lui a souri, mais par politesse, je l'ai bien vu. Sa femme a ri aussi, en frottant ses mains toutes rouges et grasses à un torchon pendu. Leurs figures étaient pleines de points de grasse blanche, à tous les deux, ils me faisaient vraiment de la peine. Et j'ai dû sourire sûrement aussi parce qu'ils m'ont tendu une tranche de quelque chose que j'ai eu un mal fou à avaler. Je me suis dit "pourquoi être charcutier ?" et je leur ai dit merci. C'était un bout de tranche de mortadelle, justement, très fin, ou de jambon, qui ne leur faisait pas perdre beaucoup d'argent. C'était gentil quand même. 
Après ce marché-là, mon père n'avait pas compris pourquoi je n'avais plus eu envie de charcuterie à table.
Mais comment aurais-je pu lui expliquer l'horreur de la vie la bouche pleine ?"
Grégoire Solotareff. Les filles ne meurent jamais.

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