lundi 11 juin 2012

Les  correspondances 1

J'ai vu à la vente des livres d'amis à moi, Aleixandre et Benet*, dédicacés à des amis à eux, morts peut-être ou qui peut-être se sont lassés de les avoir et les ont mévendus. Je les ai achetés pour qu'ils ne tombent pas aux mains d'étrangers. Et j'ai découvert un jour dans une librairie l'exemplaire qu'un autre ami écrivain avait dédicacé à son psychiatre, rien de moins, dont il était encore le patient : grave dilemme aux imprévisibles conséquences, le faire savoir ou non à cet ami. Par chance, je n'ai pas encore trouvé de livre de moi offert il y a quelque temps à un être cher. Mais tout viendra à son heure, je suppose, car il y a un genre de mélancolie que généralement la vie ne nous épargne pas.
Javier Marias. Autres vanités in Littérature et fantôme.
Familière de l'oeuvre de l'écrivain, je n'avais pu m'empêcher, alors que je l'écoutais répondre aux questions dans un français presque exempt d'accent -que seule sa coquetterie lui permettait de qualifier de français de baccalauréat- et avec les circonvolutions que je lui reconnaissais, alors que je l'observais se tenir droit dans un fauteuil qui ne lui laissait pas d'autre choix, adoptant par moment des poses d'homme de lettres : le menton dans une main, gêné toutefois par le micro qui lui balafrait la moitié du visage, maîtrisant tout aussi bien l'art de susciter l'amusement de la salle que celui de maintenir son attention lors de ses digressions, alors que je me faisais la réflexion que malgré l'immensité de la scène et un éclairage peut-être mal adapté qui le faisaient paraître plus petit et plus âgé que je ne l'aurais imaginé, je devais bien admettre qu'il était décidément irrésistible, je n'avais pu m'empêcher, donc, de penser que la rencontre à laquelle j'étais en train d'assister aurait très bien pu figurer dans un de ses romans.

Descendant pensivement les marches qui menaient à la sortie, je sursautai devant la foule qui  envahissait le vaste hall d'entrée en une file indisciplinée et se pressait dans un brouhaha polyglotte et excité puis, tournant la tête, je découvris une table installée près du mur et je compris que c'était là qu'aurait lieu la séance de dédicace promise quelques instants auparavant.
Je sortis, traversai le soir d'été et pensai que mon nom inscrit à l'encre sur un livre serait moins précieux que les mots imprimés, accessibles à tous certes, mais que je ne m'étais jamais lassée de relire et que, de toute façon, l'auteur m'avait offert un moment bien plus intime que celui auquel prétendaient ses admirateurs réunis ce soir-là, puisqu'il l'avait déjà écrit, mon nom, le jour où il m'avait envoyé une carte, en réponse au courrier que je lui avais fait parvenir.



*Quelques mois après que j'avais acheté chez un bouquiniste un livre dont mon écriture en première page attestait que je le lui avais offert, il m'écrivit dans un mail qu'il venait d'acquérir un livre de Juan Benet qui m'avait appartenu s'il en croyait une carte sur laquelle j'avais écrit et que j'avais laissée à l'intérieur. Il ne se souvenait pas -mais je lui rappelai- que c'était lui-même qui me l'avait donné. 
La boucle était bouclée.

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