dimanche 31 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 5

René-Pierre ne ment pas. 

Non jamais son coeur n'a battu si vite qu'à la vue de la nuque de Suzanne le jour où le vent a balayé ses cheveux, a menacé d'envol son chapeau, le jour où son rire a ressemblé à un cri. 

De son passé surgissent à peine quelques prénoms, à peine quelques ébauches de visages, des sourires sans lendemain. 
De son passé, il est prêt à tout renier. 
Même Angèle -surtout Angèle- même elle, oui. 
Leurs oncles, leurs tantes, ses parents, si prompts à parler du joli petit couple qu'ils formaient, tous ces adultes qui plaisantaient à leur sujet, il faudra les marier ces deux-là, n'avaient plus, du jour au lendemain, suite à une brouille dont la famille était coutumière voire spécialiste, n'avaient plus jamais prononcé le nom d'Angèle. 
Elle et ses parents avaient disparu du cercle familial. Il ne l'avait jamais revue. Et on aurait pu l'en croire inconsolable alors qu'il en était -tellement- soulagé. 
Angèle qui lui tendait la pomme qu'elle avait croquée et lui ordonnait de mordre les empreintes qu'elle avait laissées dans le fruit. Angèle -les yeux d'Angèle- quand il s'exécutait, et sa voix si assurée Jamais je ne te laisserai m'embrasser
Angèle à qui il obéissait, comme ensorcelé. Dis-le, que tu m'aimes, allez, dis-le
Sa vénéneuse cousine nouait autour de ses cheveux un ruban couleur poisson rouge.
Il n'avait pas choisi de l'aimer et il redoutait, encore maintenant -surtout maintenant- de la croiser. 

"Ma Suzanne chérie,
je vous remercie des photos, qui sont bonnes, et où je vous retrouve tout à fait (sur la grande, avec mademoiselle Laurent, il me semble reconnaître le chapeau que vous aviez lorsque nous sommes allés à Luxeuil en auto ?). Beaucoup de souvenirs reviennent.
Chaque fois que vous pourrez m'envoyer une photo de vous, faites-le, j'en serai content.
Je me suis pris moi-même, dans ma chambre, il y a quelques jours; le résultat est médiocre; néanmoins, je vous enverrai 2 ou 3 spécimens; si vous me trouvez trop mal, ne les gardez pas; vous en avez d'autres qui sont meilleures.
Revenons au téléphone. Comme j'ai un tout petit peu d'espoir que vous voudrez bien m'appeler, voici quelques renseignements : vous pouvez m'appeler tous les jours de 9h ou 9h1/4 à midi et 2h1/2 à 6h, à Trinité 01-88, sauf, bien entendu, le samedi après-midi et le dimanche. Il est très probable que c'est une dactylo qui vous répondra; mais cela n'a pas d'importance; et comme mes patrons sont en vacances, j'ai 4 appareils où je pourrai vous prendre; j'espère en trouver un où je puisse vous parler tranquillement.
Je vois, d'après votre lettre, que nous sommes tous les deux certains que c'est l'autre qui oubliera le 1er !
Si je vais en soirée, pourquoi voulez-vous que j'y rencontre une jeune fille qui me plaise mieux que vous ? Bien que n'étant pas sorti beaucoup, j'ai déjà connu pas mal de jeunes filles (à la Sorbonne, surtout, et au bord de la mer), j'ai même eu (et j'ai encore) avec certaines des relations assez suivies, mais pour aucune, Suzanne, je vous assure, je n'ai éprouvé ce que j'éprouve pour vous. Je vous parle franchement, mettant de côté toute question de coquetterie ou de politesse. Le flirt est une chose qui peut être charmante mais qui, lorsqu'on y réfléchit, est tout à fait immorale et inutile. Qu'en pensez-vous?
Je garde vos lettres, sweetie, mais soyez sans crainte, elles sont toujours sur moi et personne ne viendra me fouiller, j'espère ! Si je les déchirais, je n'aurais plus rien de vous.
Mais vous, que faites-vous des miennes ? Vous ne me l'avez pas dit !
Je vous quitte content car j'ai l'impression que si nous continuons ainsi à être absolument francs et à avoir confiance dans l'autre, il ne pourra jamais y avoir de désaccord entre nous; même si nous devions plus tard avoir du chagrin, ce serait un chagrin sans amertume, d'où l'estime ne serait pas bannie."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 11 août 1932)

samedi 30 octobre 2010

Enfant de

Dans la soirée, le père baissa la voix, s'assura d'un coup d'oeil que les enfants ne l'entendraient pas parler d'une mort violente.

(J'aurais aimé qu'on veille ainsi à mon absence plutôt que, devant moi, on détaille une opération dentaire obligeant à un prélèvement osseux dans la boîte crânienne.) 
Les nappes blanches damassées, les verres retournés, les serviettes impeccablement pliées m'ont donné envie d'être assise à la table et de boire un vin capiteux et rouge qui fait tourner la tête, fait voir la vie à distance.
Mais au menu, il y avait du marcassin.  

vendredi 29 octobre 2010

A peine encore quelques hommes (de ma vie)

Se livre-t-on davantage dans les alcôves ou dans les cuisines ?

Ian entourait de son bras mon épaule et m'entraînait dans la sienne. Il dégoupillait quelques gousses de cardamome dans les fruits qui compotaient, m'enseignait quelques uns de ses secrets. 
(et un jour c'est de littérature qu'il m'entretint et après La flèche du temps, je n'ai pas cessé de lire 
Il épluchait les pêches de vigne pendant nos conversations, préparait les assiettes et quand il déposait la mienne sur la table, j'oubliais volontiers qu'il avait servi -qu'il servirait- ce plat du jour à d'autres clients que moi. 

Jusqu'à Ian, j'avais cru que je ne trouverais du charme qu'aux hommes héroïques aux bras musclés, à la tête haute. Aux chevaliers à la fière allure, à la belle stature. A mon père.  

Et puis non.   
Je pourrais citer François Simon aussi. 
Lui dont la voix me rassasie 
alors même qu'il parle de plats
que je ne mangerai pas. 
Lui qui me ravit 
quand il évoque 
les poissons 
de Tsukiji. 


Et puis il y a cet homme-là,
cet homme qui me prend dans ses bras
mais sait aussi quitter les draps
sait se lever pour aller cuisiner
l'omelette de mon petit déjeuner.

jeudi 28 octobre 2010

Une enquête sentimentale

Pensez-vous avoir fait le mauvais choix 
aussitôt que vous avez passé commande au restaurant ?
Dites-vous Ici pour parler du lieu où vous vivez
même quand vous ne vous y trouvez pas ?
A-t-on du mal à croire à votre célibat ?
Avez-vous des regrets ?
Exercez-vous votre profession par dépit ?
En avez-vous visité beaucoup d'autres avant 
d'emménager dans votre logement ?
Participez-vous volontiers à des défis collectifs ?
Votre coeur se soulève-t-il dans les ascenseurs
qui vont très vite ?
Savez-vous dire Je suis un papillon en allemand ?
Eprouvez-vous souvent l'impression
d'arriver au bon endroit
au bon moment ?


(Mélie et Delphine 
merci pour votre participation
  involontaire 
à cette enquête 
et pour le reste, 
tout le reste)

mercredi 27 octobre 2010

Précis de topographie 34

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.
La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.

Certains matins, je passe par l'Afrique pour aller en Suède.

J'y lis un roman qui débute dans la neige. 
Ou je ne lis pas. 
J'y écris un épisode de mon feuilleton sentimental. 
Ou je n'écris pas. 
Les vies se racontent en anglais ou en suédois. 
Mais je ne les écoute pas. 

Après l'arrivée de la jeune fille aux cheveux bicolores, la cliente qui discutait avec le patron s'est soudainement tue. 
J'ai tourné la tête. 
Elle parlait encore, pourtant. 
En langue des signes. 

mardi 26 octobre 2010

Tuesday self portrait (un statut)

En 2014, ça fera trois ans que vous serez
 indépendante. 

Sa phrase a résonné comme un oracle. 
Je n'avais pourtant pas pris rendez-vous pour une séance de divination. 

lundi 25 octobre 2010

J'en aurais bien repris

Ma gourmandise n'est pas une affaire de chocolat fondu, de pot de confiture entamé, de tiramisu, de caramels mous. 
Mais de leurs (50000) mots, de leurs rires, de leurs regards. 
Et de ce dimanche 
-ah oui vraiment-
j'en aurais bien repris.  

dimanche 24 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 4

La chaleur allonge les ombres et les heures de l'après-midi, lorsque le bureau somnole et digère. 
Mais René-Pierre n'a aucune impatience vis à vis de septembre : il aime les nombreuses absences des comptables et des secrétaires, il aime les clients en vacances qui lui laissent le temps de rédiger son propre courrier -en secret, il pose ses lèvres sur le nom de Suzanne avant de glisser le papier dans l'enveloppe- et de rêver à d'heureux lendemains. 
Accoudé à son bureau, il devient stratège, élabore des scénarios, imagine ses parents soudainement partisans de son mariage. 
Mais oui, tu as raison : le plus tôt serait le mieux. Nous allons parler à sa famille.  

Revenu à la réalité, il s'exaspère : ils pourraient comprendre, après tout. Eux aussi... 
Mais de cela, il n'est pas sûr. 
Sur la photo du jeune couple souriant posée au chevet de leur lit, il a toujours eu du mal à reconnaître ses parents. 
"En résumé : bien que ce soit très peu raisonnable, nous continuons à nous écrire; nous ne cesserons pas de le faire sans nous être prévenus; dès qu'il se passera pour vous du nouveau, vous m'en avertirez. Cela vous va-t-il ?
Une chose où nous ne sommes pas d'accord : je ne peux vraiment pas vous considérer comme une "amie" (vous rappelez-vous le jardin de l'hôtel, le dimanche, vers 3 heures : "Vous avez de la sympathie pour moi, Suzanne ? -Oui, beaucoup" etc et, plus tard : "Vous êtes très gentille, Suzanne." Je ne sais pas si vous vous êtes rendu compte que j'exprimais là quelque chose de très fort). Si vous y voyez un obstacle à ce que nous continuions cette correspondance, dites-le moi.
Faites faire une photomaton si vous voulez; celles que j'ai eues de moi étaient mauvaises, mais j'en ai connues de bonnes.
J'ai votre lettre sous les yeux; vous dites : "nous sommes trop jeunes pour décider maintenant de notre avenir." Pourquoi ? Chacun se fabrique lui-même son avenir, tout au moins en grande partie, ne trouvez-vous pas ?
J'ai le sentiment que nous nous entendions très bien, et que si nous nous étions vus plus longtemps, nous serions très sûrs de nous; et je regrette d'autant plus que nous ayons manqué cette occasion (excusez ce terme commercial, c'est le seul que je trouve pour exprimer ce que je pense) qui était très belle.
Good bye, sweetie. Je ne chante jamais en anglais sans penser à vous, et je chante très, très souvent.
René-Pierre."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 8 août 1932)

samedi 23 octobre 2010

vendredi 22 octobre 2010

Ma vie commune

Peu avare de paradoxes
je voudrais ma vie 

moins banale
en même temps que plus
 commune

jeudi 21 octobre 2010

Une enquête sentimentale

Vous arrive-t-il d'être somnambule ?
Savez-vous où vous serez en 2014 ?
Vous êtes-vous déjà fait cambrioler ?
Lisez-vous dans votre lit ?
Pensez-vous plus souvent au passé
ou à l'avenir ? 
Qu'avez-vous dans vos poches ?
Combien de numéros de téléphone 
connaissez-vous par coeur ?
Vous souciez-vous des prévisions météorologiques ?
Feuilletez-vous souvent vos albums photo ?
Egarez-vous parfois vos clés ?
Avez-vous une couleur favorite ?
Apprenez-vous régulièrement des mots nouveaux ?
Signez-vous des pétitions ?
Redoutez-vous les conflits ?
Qu'aimeriez-vous changer de votre caractère ?

mercredi 20 octobre 2010

Précis de topographie 33

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.
La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.
NOUS SOMMES 
À 

LA PLAGE
Il faisait beau et chaud, c'était bientôt l'été.
J'ai pensé Ils ont bien fait d'y aller aujourd'hui, me demandant si ce week-end était prévu de longue date ou si la chaleur leur avait fait l'improviser et coller ce mot sur la porte de leur boutique. 
Ils ne sont jamais revenus de la plage. 

L'avis est encore sur la porte vitrée du 54 de la rue Dejoncker et la boutique est maintenant à louer. 

mardi 19 octobre 2010

Tuesday self portrait (urbaine)

Des avenues en guise de veines, 
aurai-je
 un jour 
un pavé à l'emplacement du coeur ? 

lundi 18 octobre 2010

Psychopathologie de la vie quotidienne

"Assis dans un tramway, je pense à tant de mes amis de jeunesse qui, bien qu'ayant toujours été considérés comme faibles et chétifs, sont aujourd'hui capables de supporter les fatigue les plus dures, auxquelles je succomberais facilement, si j'étais à leur place. Alors que je pense à ces choses peu réjouissantes, je lis en passant, à moitié attentif, le mot EisenKONSTITUTION (constitution de fer) inscrit en grosses lettres sur l'enseigne d'une maison de commerce. L'instant d'après, je me dis que c'est là un mot qui ne convient pas tout à fait à une inscription commerciale; me retournant rapidement, je puis encore apercevoir l'enseigne et je constate que le mot qu'elle porte est : EisenKONSTRUTION (constructions en fer)."

Sigmund Freud. Psychopathologie de la vie quotidienne

dimanche 17 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 3

La mèche qu'elle glisse derrière son oreille mais qui revient sans cesse voiler son regard. 
Ses lèvres qu'elle mordille quand elle hésite, qu'elle réfléchit. 
La tasse de thé qu'elle repose toujours sur sa soucoupe entre deux gorgées. 
Ses dents, petites et blanches, qui brillent quand elle rit.
Ses yeux qu'elle clôt volontiers en écoutant de la musique. 
La grâce de son poignet qu'elle remonte vers son visage pour y lire l'heure. 
Sa démarche virevoltante et légère de danseuse. 

Dans le bus qui lui fait éviter la pluie au retour du bureau, ce jeudi soir, René-Pierre égrène les souvenirs des gestes chéris de Suzanne. Rien ne lui importe autant que d'en garder vive la mémoire. Rien ne peut l'atteindre. Pas même la conversation pourtant envahissante de ses voisins de voyage. 
-Je ne vois pas de qui tu parles. 
-Mais si, voyons ! Robert, tu sais bien ! Intraitable avec ses hommes mais la gentillesse même avec son chien ! 
"Je vous écris encore un mot, car j'ai beaucoup de choses à vous dire. J'avais écrit l'autre lettre ce matin; il est maintenant 3h; j'ai réfléchi et je me demande maintenant à quoi tout cela nous servira; je vais vous parler franchement Suzanne; vous m'avez dit que vous compreniez tout; cela me donne du courage.
Raisonnablement, il y a 2 hypothèses : ou bien nous devons nous oublier d'ici quelques temps; ou bien le temps n'y fera rien, et tout restera comme c'est maintenant jusqu'à ce que nous nous revoyions (car, si nous le voulons et si nous avons assez de patience, nous nous reverrons); si nous devons nous oublier, il n'y a plus de raison de nous écrire, d'entretenir un sentiment qui ne peut que nous faire souffrir; ne trouvez-vous pas ? Il faut, une fois pour toutes, que vous me disiez ce que vous pensez là-dessus, et, surtout, ce que vous sentez. Personnellement, vous savez ce que j'en pense, et qui n'a pas changé depuis que je vous ai vue à Bains : j'ai "une petite phrase au bout de la plume", que vous comprendriez même en anglais, peut-être en allemand.
Qu'ai-je été faire à Bains, chérie ?
Vous rappelez-vous nos parties de dames, qui se terminaient en causeries, et le thé de Mme Davies, où j'avais beaucoup plus envie de pleurer que de goûter. Ce sont là de bons souvenirs, Sweetie, que je voudrais beaucoup revivre.
Dites-moi où je peux vous écrire et ne m'oubliez pas encore; j'ai le cafard, ma petite Suzanne, à cause de vous.
Ai-je encore le droit de vous embrasser ? (répondez)
René-Pierre.
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Le 1er août 1932)

samedi 16 octobre 2010

n°25

Après je suis rentrée et j'ai transporté dans la chambre les accessoires de l'autarcie : livre, clavier, plaid et, en guise de parfum, le numéro épicé du palais des thés. 
Il est rare que je sois dans cette pièce dans la journée. 
Tournant la tête, j'ai regardé mes vêtements, sur le portant. 
Dans le silence et comme en mon absence, ils semblaient se reposer de la vie, se reposer de moi. 

vendredi 15 octobre 2010

Quelle est votre profession ?

En voyant l'homme -uniforme, casquette-
sur le trottoir devant l'hôtel grand standing, 
je l'ai imaginé répondre à la question. 

jeudi 14 octobre 2010

Une enquête sentimentale

Avez-vous saigné du nez, récemment ?
Y a-t-il, aimantés sur votre réfrigérateur, des : 
dessins d'enfant
 places de concert 
cartes postales
rappels de rendez-vous divers
?
Que mangez-vous au petit déjeuner ?
Préférez-vous ajourner 
les corvées 
ou, vite, vous en débarrasser ? 
Avez-vous une relation amicale avec quelqu'un 
qui porte le même prénom 
que vous ? 
Croisez-vous souvent des personnes célèbres ?
Croyez-vous au hasard ?
Gardez-vous en mémoire
-volontairement
involontairement-
les slogans publicitaires ?
Aimez-vous marcher pieds nus ?
Avez-vous des tics de langages ?
Pratiquez-vous un sport ?

mercredi 13 octobre 2010

Précis de topographie 32

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue. La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.
C'est à croire que les ouvriers ont tous cela en commun : ce goût pour les chansons exhumées du passé diffusées sur un transistor mal réglé. 
C'est le matin rue Bosquet mais c'est ailleurs aussi. 
C'est une fin d'après-midi dans un salon exposé au sud, rue Guy de Maupassant. 
Bruce Sprinsteen chante The river
Je suis ici et là-bas, en même temps.

mardi 12 octobre 2010

Tuesday self portrait (un régime, en quelque sorte)

Je ne compte pas
 les livres qui 
-à l'aller- 
alourdissent mes bras
les livres qui
déposés sur le comptoir
continueront 
leur vie sans moi.

Au retour
 je me sens légère
 comme après un régime 
ou 
-j'imagine- 
après un lifting.

lundi 11 octobre 2010

Nos vies privées

Il y a ce que nous donnons à voir, nos vies de surface, nos vies en libre service.

lustres à pampilles par les fenêtres aux rideaux ouverts, paniers vidés sur le tapis des caisses des supermarchés, chaussures usées, écharpe chic, voiture noire ou bleue d'où s'échappe un air d'opéra ou une mélodie rythmée, coiffure négligée, conversations dans un téléphone -rires, larmes- assiette de frites-nuggets en terrasse, retrouvailles au jardin, regard fatigué, revue dépassant d'un sac, chewing gum parfum fraise, linge coloré ou uniforme par le hublot au lavoir... 

Et il y a nos fonds marins, nos fonds propres, nos vies secrètes.
Là où, sous la peau, mots, images, musiques et émotions prennent greffe, nous font belles, nous font beaux, nous modifient, en douce et pour longtemps. 

(et ici, c'est Meredith Monk  qui transforme ce lundi en jour de fête)

dimanche 10 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 2

A table, il regardait sa bouche, rouge, toute dédiée au rire. 
Il avait su tôt qu'il était sage de taire la préférence qu'il avait pour elle : ses autres tantes n'aimaient rien qui leur rappelle combien, à ses côtés, elles paraissaient ternes et maussades. 
On parlait d'elle à voix basse et de préférence en dehors de la présence des plus jeunes. 
On disait qu'elle était frondeuse et, avant de comprendre la signification exacte du mot, René-Pierre en avait perçu tout le jugement. 
On disait aussi Quelle capricieuse !, on disait Qu'est-ce qu'elle croit à la fin ?, on disait Comme si on avait le choix ! 
Mais un jour, c'est sa voix qu'il avait surprise et elle lui avait semblé emplie de larmes. Un jour, entrant dans le salon où elle lui tournait le dos, il l'avait entendue dire dans le téléphone Venez, s'il vous plaît, venez vite.
Jamais il n'avait oublié ces mots et, à présent, oh combien il aurait aimé les entendre, dans la bouche de Suzanne. 
"Suzanne chérie,
Je voudrais répondre à votre lettre comme si je vous parlais de vive voix; je crois être de votre avis sur tout; il est évident, comme vous le dites, que cette crainte qu'a chacun de nous que l'autre l'oublie, vient de ce que nous nous connaissons peu; et pourtant, si vous étiez près de moi, il me semble que je vous parlerais tellement franchement que vous auriez confiance en moi. De mon côté je me raisonne, j'ai confiance en vous mais je crains toujours que vous ne m'oubliiez, que, peu à peu, vous vous accoutumiez à ne plus me voir, et qu'un jour vous vous aperceviez que je vous suis tout à fait indifférent; ce jour-là, Suzanne, il faudra me le dire comme je vous le dirais s'il en était ainsi de mon côté (mais il n'en sera pas ainsi).
Déjà -vous voyez que je ne vous cache rien- lorsque vous me parlez des nouvelles connaissances que vous faites, je ressens, non pas de la jalousie, mais la crainte, précisément, que ces personnes ne me remplacent dans vos pensées; je vous l'ai dit, la présence est une force énorme et le souvenir est une arme bien faible pour lutter contre elle. Je pense souvent, chérie, à toute cette vie inconnue de moi qui est la vôtre, aux personnes que vous connaissez et que je ne connais pas, à tout ce qui vous touche et que j'ignore si complètement et il y a des moments où il me semble que tout cela va vous entraîner loin de moi. 
Où cela nous mènera-t-il plus tard ? Franchement ? Pour ma part, je ne sais. Vous me demandez si je ne regrette pas de ne pas avoir 2 ou 3 ans de plus; mais si, sweetie, je le regrette énormément. Mais je ne les ai pas !
Alors, qu'arrivera-t-il ? Il arrivera sans doute que vous vous marierez . A ce moment-là, je ne serai plus rien pour vous et je n'aurai plus qu'à me retirer de votre vie. Cela me fait beaucoup de peine, beaucoup plus que je ne puis vous le dire, mais j'ai peur que ce ne soit là la marche logique des choses. C'est vous qui m'abandonnerez, Suzanne, et y penser me donne un cafard terrible.
Pour le moment, il y a quelques difficultés. Mon père, mis au courant des choses par ma mère, trouve, tout comme le vôtre, que c'est de l'enfantillage. C'est l'éternelle histoire; que la vie est compliquée ! De plus, il m'est difficile de vous écrire souvent chez vous; tâchez de trouver quelque chose.
Ne pourrait-on pas se téléphoner une fois ? Je serais si content d'entendre votre voix.
Excusez-moi, Suzanne chérie, de vous dire tout cela sans suite. Si vous étiez près de moi, je vous dirais d'abord que je vous aime beaucoup, et même, que je vous aime, tout court."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne. Paris, le 26 juillet 1932)

samedi 9 octobre 2010

Demain peut attendre

Dans le salon, se saisir de chaque livre, briser les piles, réveiller les pages et ne s'apercevoir que la nuit est tombée par la fenêtre restée ouverte que parce que, soudain, il faut tendre le bras vers la lampe pour continuer à lire. Ne pas savoir l'heure qu'il est parce que ça n'a pas d'importance, parce que la solitude permet cette ignorance et se dire que le rangement, comme la vaisselle, attendront le lendemain, attendront un autre jour. Pourraient, même, attendre toujours. 
"L'ordre interdit dans une large mesure les fumées, les forêts, les voyages. Désirer l'ordre de façon systématique, c'est désirer la clinique, le devoir de vacances, l'uniforme et la mort. Car le plus bel ordre est l'ordre de la Mort. Il n'y a d'ordre que dans les alphabets, les règles grammaticales, les souvenirs et les cimetières. L'ordre est sous les vagues, sous les herbes, sous les passions. Il est dans le passé, dans ce qu'on ne dérange plus guère, dans ce qui ne bougera jamais. 
L'ordre ne permet rien. Il termine la course des impressions et des courants comme un butoir. C'est la gare où l'on arrive. En revanche le désordre, c'est la gare d'où l'on part. L'ordre s'appelle terminus et le désordre se nomme évasion. L'ordre, c'est la table de multiplication. Le désordre, c'est Victor Hugo. 
Il n'y a pas de règle qui oblige l'homme à dormir sur le côté droit, à choisir dans un menu le cassoulet plutôt que le rôti de porc, à se lever à une certaine heure. L'homme est toujours en train de créer. Quand on demandait à Shakespeare où il puisait le sujet de ses pièces, il répondait : "Dans le rêve." Ainsi allait-il au plus pur du désordre. Il tournait les pages du merveilleux album des nuits. Il priait le déterminisme de se retirer avec son plateau. L'ordre offre aux mortels des oreillers. Le désordre les met en route vers le possible."
Léon-Paul Fargue. Haute solitude

vendredi 8 octobre 2010

(d)écrire

"Sur les photos, les Japonais portent tous leur caméra en bandoulière. Un peuple de photographes souriants. Un pareil comportement doit cacher quelque chose. Peut-être qu'ils stockent les photos pour qu'on puisse avoir une idée plus tard de notre manière de vivre au début du XXIè siècle. Ce serait des informations pas trop diversifiées car ces milliards de photos prises par les Japonais ne montrent que des Japonais en train de sourire. Si on tombe, un jour, sur ces montagnes de photos, on risque d'avoir l'impression que la terre n'était peuplée, à l'époque, que de Japonais. Il n'y a pas un seul monument digne de mention, sur cette planète, qui n'ait pas été colonisé par eux. C'est une conquête mondiale. Le regard universel. Alors pour devenir un écrivain japonais, je dois vite me procurer un appareil photo. Je préfère encore ma machine à écrire. Au fond, c'est la même chose. On décrit tout ce qu'on voit. Je voudrais être non pas un photographe mais simplement un appareil photo froid et objectif. Juste regarder l'autre. Est-ce possible ?"
Dany Laferrière. Je suis un écrivain japonais

jeudi 7 octobre 2010

Une enquête sentimentale

Connaissez-vous beaucoup de dictons ?
En émaillez-vous volontiers vos conversations ?
Accordez-vous la moindre foi aux prédictions de 
votre horoscope ?
Savez-vous conduire : 
une voiture ?
un poids-lourd ?
un avion ?
un dirigeable ?
une moto ?
Vous arrive-t-il de vous réveiller de mauvaise humeur ?
Y a-t-il une chanson dont vous pensez que jamais
vous ne vous lasserez ?
Revoyez-vous volontiers des films plusieurs fois ?
De quelle manière aimez-vous débuter une journée de congé ?
Devinez-vous facilement l'âge des gens ?
Accrochez-vous des photos de vous sur vos murs ?
Prenez-vous l'ascenseur ou bien l'escalier ?

mercredi 6 octobre 2010

Précis de topographie 31

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue. La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.
Il dit que, dans ses rêves, me rejoindre est toujours difficile. 
Il dit qu'il ignore mon adresse, que je suis introuvable. 
Il dit qu'il doit s'orienter dans les couloirs d'un métro
ou d'un aéroport. 
Il dit qu'il est souvent en retard, souvent angoissé. 

Moi, je lui dis On va où tu veux
Je lui dis Je te suis
Mais si vraiment je le suivais, 
son bras ne serait pas
serré comme ça, 
autour de moi.

mardi 5 octobre 2010

Tuesday self portrait (self-reliance)


"Un cri de ralliement retentit dans tout l'essai de Ralph Waldo Emerson intitulé Self-Reliance ("Indépendance") (1840) : "Quiconque veut être un homme doit être un non-conformiste." En se conformant aux idées d'autrui sur la façon de vivre, de se vêtir, de manger ou d'écrire, on finit par avoir, dit-il, "l'air idiot". Chaque être noble doit s'inspirer de cette maxime : "Tout ce qui m'importe, c'est ce que je dois faire, non ce que les gens pensent." 
"J'espère que nous en avons maintenant fini avec le conformisme, conclut-il. Que ce mot soit désormais tourné en dérision. (...) Ne nous inclinons et excusons plus jamais. (...) Affrontons et critiquons l'insidieuse médiocrité et le vil contentement de l'époque... "
L'appel d'Emerson à se libérer de la tradition fut entendu. En 1850, Gérard de Nerval cessa de se conformer aux idées conventionnelles en matière d'animaux de compagnie et se procura un homard, qu'il promena dans le Jardin du Luxembourg au bout d'un ruban bleu. Pourquoi un homard serait-il plus ridicule qu'un chien ou que tout autre animal qu'on choisit d'emmener en promenade, demande-t-il, ajoutant qu'il aimait bien les homards, ces créatures paisibles et graves qui connaissent les secrets de l'océan, n'aboient pas et n'envahissent pas votre intimité comme les chiens. D'ailleurs Goethe détestait les chiens, et il n'était pas fou."
Alain de Botton. Du statut social

lundi 4 octobre 2010

Transports (amoureux)

Samedi 14 février, 18 h 20, métro Plaisance, toi brune, cheveux longs, moi écharpe rouge... Comment te revoir ?
Métro ligne 8, vous debout, manteau cuir noir, moi assise, pas seule. Sourires, regards soutenus. Descendus ensemble Madeleine puis perdus. Reprenons !

Vous regard droit, sourire franc. 
Moi désolée de ne pouvoir vous renseigner. 
Vous Libé sous le bras. 
Moi repensant aux annonces que je lisais 
alors même que je ne voyageais pas. 

dimanche 3 octobre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 1

Il fallait se dépêcher : bientôt ils ne seraient plus ensemble, bientôt ils se seraient quittés, bientôt cet instant serait le plus récent de leurs souvenirs. 
Suzanne avait sorti un petit carnet d'adresses de son sac à main. Et un stylo également. 
C'est un cadeau de ma marraine, je l'emporte tout le temps ! 
Elle lui avait tendus puis s'était reprise. Dans la confusion, leurs mains s'étaient frôlées et elle avait rougi. 
Il vaut mieux que ce soit mon écriture. Et que j'écrive un prénom de fille. On ne sait jamais ! 
Pendant qu'il lui dictait son adresse, René-Pierre fouillait dans son portefeuille pour y retrouver les photos d'identité qu'il y avait récemment glissées. Mais il fallait se rendre à l'évidence : elles n'y étaient pas. Seule s'y trouvait une photo de son enfance, un portrait dont il ne se souvenait pas des circonstances. 
Et il aurait préféré mourir plutôt que Suzanne la voie. 
"Ma chère petite Suzanne,
je ne peux vous dire à quel point je suis navré de vous avoir quittée; je me suis réellement attaché à vous comme si je vous avais connue très longtemps et je ressens encore, en vous écrivant, la même angoisse qui m'étreignait dimanche.
Nous nous connaissons mal, encore -bien que tant d'étapes aient été brûlées en si peu de temps- je suis parti, il me semble, au moment où tout allait devenir facile entre nous, au moment où, l'entente s'étant faite, nous n'aurions plus qu'à vivre tout doucement et, pourquoi ne pas dire les choses telles qu'elles sont ? -à nous aimer, n'est-ce pas ?
Je ne crois pas, sweetie, que nous ayons été très francs dimanche, lorsque nous parlions de notre sympathie mutuelle et notre "gros béguin", nous n'avons pas osé aller jusqu'au bout; c'est si difficile de dire à quelqu'un qu'on l'aime !
Pour ma part, la peine que j'avais de vous quitter et que je ressens maintenant de ne plus vous voir, était la preuve que j'avais pour vous beaucoup plus que de l'amitié ou de la sympathie.
Il me semble qu'il est impossible que nous ne nous revoyions jamais, que, si vous me disiez maintenant que vous avez pour moi suffisamment d'affection pour ne pas m'oublier, même durant plusieurs mois, je vous dirais d'attendre, attendre je ne sais quoi, que les événements nous rapprochent; sait-on jamais !
Je repense à nos promenades, au parc, aux chansons anglaises que j'aimais chanter avec vous, à vous. Tout cela était très beau, très doux.
"Good-bye, chérie; dreams enfold you". Que faire ? Vous embrasser tout doucement, en pensant que vous me consolez."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne, le 20 juillet 1932)

samedi 2 octobre 2010

Retour à Shirokanedai

C'était souvent le vendredi soir et je prenais la Yamanote jusqu'à Meguro. Je traversais la galerie d'Atre, je longeais les vitrines de choux à la crème, de tartes aux fruits, de doghnuts colorés, je passais outre les parfums écoeurants. Parfois, j'achetais un mochi aux azukis, translucide, doux, frais, fariné. Et quand je mordais dedans, il me venait à l'esprit l'adjectif "confortable". 
Selon la saison, la nuit était au bord de tomber ou déjà acquise. 
Je rajustais mon écharpe ou je remisais dans mon sac les manches auxquelles la climatisation du train m'avait obligée. 
Les cigales saturaient l'été de leurs conversations assourdissantes ou alors c'était les grillons d'automne mais rarement les moteurs des voitures avaient raison des chants qui s'échappaient du jardin historique. 
Passée la bouche de métro de Shirokanedai, j'allongeais le pas. 
Malgré mes prévisions, mes belles résolutions, je n'étais jamais assez en avance pour descendre fouiller au sous-sol du book-off. Je me contentais d'envier les lecteurs attablés au café même si je savais parfaitement que leur thé ne valait rien, qu'ils mangeaient des sandwichs élastiques ou des muffins industriels, qu'été comme hiver, il ne faisait jamais assez chaud et que le rock américain gênait la concentration. 
Et puis non, je ne les enviais pas : moi, on m'attendait. 
Dans la petite rue à gauche, il m'arrivait de croiser des bandes uniformes et joyeusement bruyantes du collège de filles voisin. 
Puis, au premier étage, la voix fluette du petit garçon blond disait : "bonjour Gwen" et je me sentais arrivée, accueillie. 

Prendre le Thalys, ce WE, c'est un peu remonter dans la Yamanote, remonter le temps. 

vendredi 1 octobre 2010

La vie avant la vie

Les jours de lessive commencent en léger différé.
Habillée à tâtons, peu coiffée, pas maquillée, je traverse la rue dans un dernier lambeau de nuit avant de rejoindre la lumière blanche du lavoir. 
Cette heure de solitude que je passe dans les bruits d'eau ressemble à une heure de sommeil supplémentaire. 
Et les pages que j'y lis s'apparentent à mes rêves. 
Plus tard, dans la réalité bien ancrée de la journée, le parfum d'assouplissant du linge en train de sécher me rappelle cette heure, hors la vie. 

"J'ai toujours un livre sur moi comme un prêtre a son bréviaire, sauf que n'importe quel livre est une bible pour moi, ma bible. J'essayai en vain de lire. C'est quelque chose qui m'arrive souvent, je lis une ligne vingt fois, trente fois, je la relis encore et je n'y comprends rien, parce que ma distraction m'en fait perdre le sens, et je ne lis que des mots, dessins crochus et sons qui ne signifient rien. 
Mon bréviaire était La tombe sans repos, livre qui m'avait sauté au visage parmi des tomes de droit criminel et canon, et des romans d'auteurs français de ce siècle mais oubliés, dans un vieux magasin d'antiquités qui maintenant vendait aussi des livres d'occasion achetés en gros à des gens en fuite. J'avais été tellement surpris par cette couverture moderne très laide, par son aspect de paperback prétentieux et par l'éloge démesuré qu'en faisait Hemingway ("Un livre qui n'aura jamais assez de lecteurs, même s'il en a beaucoup", ou quelque chose comme ça) que je décidai de l'acheter au prix exorbitant de dix centimes cubains et de devenir ainsi, par ce coup décidé que le hasard des lectures n'abolira pas, l'un des nombreux lecteurs inutiles qui perdent le repos en essayant de combler la mesure du possible (mais tous ensemble, hélas, nous ne serons jamais assez), tant qu'ils sont saisis par le charme sans merci du livre."
Guillermo Cabrera Infante. Coupable d'avoir dansé le cha-cha-cha