mercredi 5 décembre 2012

La chevelure

L'alerte à l'éruption de la Soufrière avait-elle seulement coïncidé avec notre départ de l'île ou l'avait-elle  hâté ? Dans tous les cas, elle avait donné lieu à l'évacuation des populations avoisinantes qui avaient été hébergées dans les locaux habituellement dévolus à notre centre aéré.
Insensible, alors, au danger encouru par les personnes, j'avais surtout trouvé cela profondément injuste que ces événements nous forcent à partir sans pouvoir emporter mes petits travaux d'enfant.
Très vite, cependant, je ne l'ai plus regretté : combien de temps aurais-je conservé ces minuscules(1) réalisations qui m'auraient systématiquement rappelé ces journées obligées de vie en société(2), ces voyages dans un bus empli d'enfants qui criaient trop fort pour moi :
on est arrivés-vés-vés au centre aéré-ré-ré
???

De mon jeune âge, je n'ai pas les vestiges qui me feraient dire
j'ai bu dans ce gobelet, j'ai aimé cette poupée, j'ai porté cette gourmette
Non. 
Ce que je garde a été moi.
Une natte de cheveux, soyeuse, souple,
vivante(3)
et si courte dans mes mains adultes alors qu'elle tombait si bas dans mon dos de toute petite fille.

(1)Minuscules et certainement ridicules car mon inaptitude aux choses manuelles a été précoce.
(2)Car précoce également fut ma préférence pour la solitude et s'il n'avait tenu qu'à moi...
(3)Si les cheveux, contrairement à la légende qu'on entend souvent, ne poussent plus après notre mort, ils sont néanmoins imputrescibles. La natte de mes 5 ans pourrait donc me survivre infiniment.
Combien votre lettre m'a ému avec la description de votre vieille maison pleine de tableaux de famille. Comme cela fait rêver, les vieux portraits ! Je vous aime pour cet arbre, ce noyer que vous aimez. Pauvre chose que nous ! Comme nous nous attachons aux choses ! C'est surtout quand on voyage que l'on sent profondément la mélancolie de la matière, qui n'est que celle de notre âme projetée sur les objets. Il m'est arrivé d'avoir des larmes aux yeux en quittant tel paysage. Pourquoi ?

Gustave Flaubert. Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie. Croisset, le 18 février 1859. 

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