Et vous ?
Et vous ? Que feriez-vous ?
Imaginez !
Votre train, votre avion part demain,
que feriez-vous ?
Finalement,
j'ai vécu ces journées avec autant d'inconséquence que si elles avaient été les dernières
de ma vie.
(une autophotografiction)
Se souvient-on de tous les endroits qu'on a habités ? Il me semble, personnellement, que j'en ai habités plusieurs : plusieurs appartements, plusieurs maisons, plusieurs routes et rues, plusieurs régions, villages, villes et banlieues, et trois ou quatre pays. Si je ferme les yeux et tente d'en faire une recension sérieuse, mon esprit s'égare dans les chiffres; cela va chercher dans les vingt, quarante ou cent lieux distincts. Le problème est de savoir si la prétention d'habiter -ou d'avoir habité - quelque part repose sur une simple question de durée d'occupation. Peut-on dire d'un prisonnier qu'il habite en prison, d'un élève qu'il habite au pensionnat, d'un soldat qu'il habite à la caserne ? Habite-t-on quelque part quand on est en voyage ?Luc Bureau. Géographie de la nuit
Du fait que le paysage soit un "espace à portée du regard", on ne se poste pas n'importe où pour l'embrasser. On se poste de loin, on s'accorde un recul. La hauteur de vue assure une profondeur de champ maximale, mais la vue plongeante n'est pas impérative. Du satellite ou d'un avion à haute altitude, le champ de vision est amplifié (il embrasse des distances considérables) mais l'espace embrassé est dilué dans une abstraction planétaire, colorée, contrastée, mais écrasée, aplanie. En revanche, une trop grande proximité interdit la vue d'ensemble; privilégiant le détail, l'anecdote.Maurice Rona. Paysages II, in Hérodote, juillet-septembre 1977
-A New York, expliqua-t-il en prenant un verre de vodka tout de suite après le thé, on comprend avec une acuité particulière que l'on peut passer toute sa vie dans une petite cuisine puante à regarder une cour sale et pleine de crottes tout en se nourrissant de boulettes de merde. Tu restes ainsi près de la fenêtre, à regarder ces tas de détritus, et tu ne te rends même pas compte que ta vie s'en va.
-Intéressant, reconnut Tatarski pensivement. Mais est-il nécessaire d'aller à New York pour comprendre cela ? Est-ce que...
-C'est à New York que tu piges ça. Pas à Moscou, le coupa Pouguine. C'est vrai qu'il y a beaucoup plus de cuisines puantes et de cours remplies de crottes chez nous. Mais, ici, tu ne comprends jamais que toute ta vie va se dérouler dans ce cadre. Jusqu'à ce que la mort t'emporte. C'est là l'une des caractéristiques de la mentalité soviétique.
Viktor Pelevine. Homo zapiens.
Comme Bryant Park est situé derrière la bibliothèque publique, les statues d'écrivains abondent entre ses arbres. Devant moi, sur un socle pas très haut, dans une généreuse épaisseur de vie sédentaire et de bronze, est assise Gertrude Stein dont l'effigie est la dernière à s'être incorporée à la population littéraire du parc. Les autres héros ou hommes de lettres en bronze s'accoudent à des colonnes en des attitudes solennelles ou sont assis sur des fauteuils semblables à des trônes, messieurs en longue redingote, aux épais favoris et au nom oublié, mais Gertrude Stein a une attitude dégagée, prosaïque, celle d'une grosse dame qui s'assied sur un banc après une marche qui l'a fatiguée : les hanches très larges, un nez crochu qui rappelle le bec d'un gros oiseau bienveillant. Les gens passent, déjeunent, parlent dans leur téléphone portable, fument avec les yeux à demi fermés, lisent le journal, jouent aux échecs sur de petites tables métalliques, et Gertrude Stein appuie d'un air méditatif son menton dans une main et le coude dans son giron de matrone de bronze, avec l'expression qu'elle devait avoir quand elle posait pour Picasso.Antonio Munoz Molina. Fenêtres de Manhattan.
Je crois que je n'aimerais pas qu'on m'éloigne du charme incomparable de ma vie ordinaire. Je me contenterais de vivre à New York, mais pour y mener aussi une vie simple, en contact permanent avec la rassurante banalité du quotidien.
Le troisième matin, le vendeur de bagels me demanda :Enrique Vila-Matas. Dublinesca.
je décidai de faire preuve d'humilité : ce n'est qu'avec patience, avec résignation, que je serai capable de percer le secret de New York -à travers la banalité de ses trottoirs, de ses petites boutiques de quarter, le halo familier des réverbères. Si ce sens primordial que j'avais entrevu en rêve existait, ce n'est pas dans l'ombre des gratte-ciel que je le trouverais mais dans la foule de petites observations que j'accumulerais patiemment.C'est ainsi que mes yeux, qui fouillaient depuis des heures, commencèrent à se dessiller. Je perçus la couleur des tuyaux et des compteurs de la pompe à essence. Je remarquai les chiffons sales dans la main des enfants qui surgissaient sur la chaussée pour laver les vitres des voitures arrêtées aux feux; je vis les shorts et les chaussures de sport que portaient les hommes et la couleur bleuâtre des cabines téléphoniques éclairées d'une lumière métallique; les murs, les briques, les grandes plaques de verre, l'éclairage des bars, les passages piétons, les publicités pour Coca-Cola et Marlboro, les affiches sur les murs, les arbres, les chiens, les taxis jaunes, les traiteurs... C'est comme si je découvrais un passage finement ouvragé, composé de bouches d'incendie, de poubelles, de murs en brique et de canettes de bière cabossées. Chaque rue, chaque quartier, chaque endroit où nous nous assîmes pour prendre une bière ou un café, me semblait complaisamment au service du même rêve.Orhan Pamuk. D'autres couleurs.
Reif Larsen. L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet.New-yorkais était une expression que mon père utilisait à tout bout de champ et dans n'importe quel contexte. Il la collait en fin de phrase pour exprimer une condamnation générale, chaque fois qu'il parlait de quelque chose qu'il trouvait "mou" ou "chichiteux" ou "pas comme y faut". Par exemple : "Trois mois que j'ai c'te chemise et elle est déjà fichue. Des beaux dollars tout prop'es pour c'machin qui tombe en loques avant que j'aie enlevé l'étiquette ! New-yorkais.""Qu'est-ce que t'as contre les New-Yorkais ? lui avais-je demandé un jour. Tu y es déjà allé, à New York ?-Pour quoi faire ? avait-il répondu. C'est d'là que viennent tous les New-Yorkais."
Les Américaines ont toujours eu peur des Françaises. Miléna eut une moue réprobatrice. Dans la situation présente, elle aurait plutôt affirmé le contraire. Les Américaines, les Françaises, c'était une classification sommaire, deux groupes circonscrits par les attributs évasifs d'une nationalité. S'il s'agissait d'un compliment, Joan s'y prenait d'un peu loin. Non, je t'assure, ce n'est pas aussi caricatural qu'il y paraît. Alors je ne comprends pas. Joan vint s'asseoir en tailleur près d'elle. Vous êtes pour nous le symbole d'une combinaison que nous ne parvenons pas à incarner... la féminité et le naturel, la fragilité et la volonté. Le portrait aurait été flatteur s'il n'avait pas été caricatural, voire risible. Joan ne pouvait pas entretenir sérieusement ce genre d'idées. OK, admettons que nous soyons cela. Pourquoi en avoir peur ? Parce que vous vous octroyez un droit que notre culture nous refuse, celui de voler les hommes ! Et la combinaison dont je parle vous en donne justement les moyens. Miléna se mit à rire; elle ne parvenait pas à croire que Joan puisse raisonner ainsi. Françaises et Américaines auraient été les noms de deux tribus d'Amazone se disputant, à armes inégales, un cheptel de mâles. Tu vas me dire que les femmes d'ici ne cherchent pas à séduire ? Pas lorsque l'homme est pris; c'est un interdit tacite.
Céline Curiol. Exil intermédiaire.