Suzanne soupire.
Depuis quand n'a-t-il pas fait aussi chaud ?
Elle repense au premier été de Jean-Loup, un été qu'il avait passé dénudé.
Et, tout le long de la séance chez le photographe, elle l'avait éventé.
Sans réfléchir, elle se saisit du courrier du matin et l'agite mollement devant son visage.
Une lettre de Robert. Ah Robert ! Il répond si promptement lorsqu'elle lui écrit qu'elle doit espacer ses missives.
Elle ne se souvient pas bien comment a débuté cette correspondance.
Jeune mariée, elle ne s'était pas inquiétée en donnant son adresse au danseur doué qui l'avait accaparée cette soirée-là...
Dix ans déjà qu'il lui écrit régulièrement sans lui reprocher les périodes de silence qu'elle lui fait vivre. Elle prétexte sa vie domestique. La vérité est qu'elle l'oublie.
Le remarquerais-je si demain je le croisais dans la rue ?
Elle rangera sa lettre tout à l'heure et notera dans son agenda une date à laquelle lui écrire à nouveau. Dans quelques semaines.
Distraitement, elle regarde l'enveloppe, l'écriture masculine sans grande personnalité.
Elle rangera la lettre, oui. Dans son coffret de correspondance fermé à clef. Pourtant, il ne cache rien de secret. Plusieurs fois, déjà, elle a pensé jeter ces papiers que le temps a jauni.
Jeter ou brûler ?
Encore une fois, Suzanne soupire.
Elle se lève, abandonnant les mots de Robert sur la table.
Plusieurs fois, oui, elle a pensé jeter tout cela. Mais elle s'est toujours ravisée.
Devenue âgée, peut-être aura-t-elle plaisir à relire son courrier : les lettres dévouées de Robert ou, plus anciennes, celles de René-Pierre.
Devenue âgée, peut-être lui sera-t-il nécessaire de se souvenir qu'elle a été aimée.
Ma chère Suzy,
Je ne sais comment vous remercier de la lettre que vous venez de m'adresser, elle a d'autant plus de valeur à mes yeux que je sais combien cela vous est difficile d'écrire. Donc un immense merci, ma chère Suzy, pour ce petit mot tout simple et qui pourtant me rend si heureux ! Peut-être allez-vous dire qu'il suffit de peu de choses pour me rendre heureux... Mais pour moi, votre lettre n'est pas considérée comme "peu de choses" car elles sont si rares, elles n'en ont donc que plus de prix. Ensuite, votre lettre est pour moi un rayon de lumière parmi les heures difficiles que je traverse actuellement... Je vous en ai touché un mot la dernière fois, depuis la situation est restée sensiblement la même.
Comme c'est gentil de votre part de me donner de vos nouvelles, et combien votre grande amitié m'apporte joie et réconfort. Je regrette d'habiter si loin de vous, ce qui ne me permet pas de venir vous voir aussi souvent que je le désire, surtout ces derniers temps...
Je crois qu'après votre retour, nous aurons un peu plus l'occasion de nous voir, car je viens d'obtenir un permis de circuler pour ma Ford (après 8 demandes...). Je cherche des pneus car les miens ont été réquisitionnés il y a trois mois. Donc ayant une voiture, j'aurai ainsi plus grande liberté de venir à Lille.
Comme un gros égoïste, je vous parle toujours de moi, il est vrai que vous m'avez demandé ce que je devenais ! Je suis ravi de vous savoir en vacances, loin de tous vos ennuis domestiques (nous avons tous nos ennuis...) et Dieu sait si vous en avez eu !!! Profitez largement, brunissez et devenez belle... Pour cela je vous souhaite temps idéal et bon ravitaillement.
Vous me demandez ce que je compte faire pendant les vacances. Comme il est à peu près impossible d'aller à la mer, nous avons trouvé avec un ménage-ami, d'aller passer le mois d'août à la campagne, à 45 km d'ici. Ma femme et mes enfants y sont déjà depuis 8 jours, le ravitaillement est relativement bon, quant à la campagne, elle est très jolie... Bois, prairies, rivière, collines, excursions en vélo dans les environs, etc... avec possibilité de prévoir des sources de ravitaillement pour l'hiver.
Jusqu'à présent, je n'ai pas encore eu le temps de lire les livres que vous m'avez prêtés, maintenant que je suis seul jusqu'au début d'août, je vais dévorer un livre chaque soir... J'en ai bien une douzaine à lire, ce sera tout juste.
Il y a un mois environ nous avons été passer quelques jours à Paris, nous en vaons profité pour y voir deux pièces que j'ai beaucoup appréciées. Tout d'abord "les Gueux du Paradis" à la Comédie des Champs Elysées, ensuite "Vient de paraître" au théâtre de la Michodière.
Comme Paris est peu intéressant pour le moment ... Chambres réquisitionnées... Restaurants fermés ou n'ayant rien à donner... Des troupes en masse... etc... etc... Je n'y retournerai certainement pas avant octobre-novembre !
Et votre projet de petit appartement ! Toujours aussi difficile à trouver ! Pauvre Suzy... un jour vous serez récompensée, soyez-en persuadée !
Figurez-vous que nous avons été danser au bal populaire, en plein air, dans un petit village près de Fruges... Un siècle de retard sur les villes... Mais combien c'est pittoresque et amusant. Quand danserons-nous ensemble ? La dernière fois c'était en novembre 1935.. ou quelque chose comme cela ! Comme c'est loin... espérons qu'un jour, un heureux hasard nous permettra de faire quelques danses ensemble.
Je vous raconte un tas de choses qui vous sembleront bien peu intéressantes peut-être ! Excusez-moi le style décousu...
Encore un immense merci pour le rayon de soleil de ce matin, puisse-t-il y en avoir souvent de semblables.
A bientôt j'espère le grand plaisir de vous revoir et en attendant, je vous dis très affectueusement et très amicalement... merci... et à très bientôt.
(Lettre de Robert à Suzanne. Le 16 juillet 1945)