dimanche 28 novembre 2010

Un amour débutant (un roman-photo épistolaire) 9

Comme il l'avait deviné, la nuit de René-Pierre a été blanche même après qu'il a éteint sa veilleuse et que le compartiment a été plongé dans le noir et les respirations calmes. 
Les mots lus dans la salle d'attente, dans le livre vainement transporté ne lui ont laissé aucun souvenir et ses pensées ferroviaires ont ressassé ceux de Suzanne qui lui sont aussi intimes que si elle les avait gravés sur son coeur. 
A l'aube, le paysage s'est éveillé, estampe en mouvement dans le cadre de la fenêtre, sous les yeux des voyageurs délaissant leurs rêves pour assister à la naissance d'un jour d'été très neuf. 
Dans la confusion de sa fatigue, René-Pierre a laissé des images s'emmêler : venues des temps récents, depuis Bains, depuis Suzanne ou bien issues de son très jeune âge, quand la mer était encore incompréhensible et la plage immense, imprenable. 
"Ma Suzanne chérie, 
cette nuit alors que j'étais mi-éveillé, mi-endormi, le roulement du train m'a fait venir, comme souvent, une phrase à l'esprit, de ces phrases que l'on répète indéfiniment, sur le rythme du passage des roues sur les rails; cette phrase, je m'en suis rendu compte au bout d'un temps assez long, était : "Suzanne je t'aime, Suzanne je t'aime..." Excusez-moi de vous avoir tutoyée; c'est très familier; mais je dormais à moitié et "Suzanne je vous aime" n'aurait pas été avec le rythme du roulement ! Pardon. 
Ecrivez-moi très souvent, Suzanne, tant que vous voudrez; j'adore recevoir vos lettres. 
J'ai pris toutes les vôtres avec moi, non sans difficulté, ma mère ne m'ayant que très peu quitté avant mon départ; vu leur nombre, je ne pouvais évidemment pas les garder indéfiniment sur moi; mon veston commençait à se gonfler d'une façon anormale ! Je les avais mises dans un coffret fermant à clef dans une armoire fermée également, et j'avais les deux clefs sur moi. J'ai donc été obligé de les transporter du coffret dans ma valise, opération compliquée puisque ma mère l'arrangeait sans cesse. Tout s'est bien passé ! 
Good bye, sweetie, je n'ai plus maintenant de phono, seulement ma belle voix pour chanter Paradise et tous ces airs que j'aime surtout depuis Bains (pourquoi ?)! 
Je ne sais encore si je puis vous embrasser, réellement. Dans le doute, je ne m'abstiens pas, et je vous embrasse très, très tendrement, Suzanne."
(Lettre de René-Pierre à Suzanne, le 1er septembre 1932)

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