Tuesday self portrait (tout un roman)

 Ou un miroir, que l'on promène, le long du trottoir. 

La couleur de l'avenir

Ils sont Anglais, ils sont amis. 

Ils boivent des bières -beaucoup- ils boivent du thé -beaucoup- ils fument des joints -beaucoup- ils travaillent -rarement- ils écoutent du jazz -beaucoup- ils mangent des haricots sur des toasts grillés -souvent- ou des pizzas -tout autant- ils marchent sous la pluie -invariablement- ils attrapent des bus -régulièrement- ils parlent de politique -parfois- ils tombent amoureux -pas si souvent- ils répondent à des enquêtes d'opinion par téléphone -ou ce sont eux qui posent les questions- ils font la déco de leur appartement -pitoyablement- ils vivent la fin des années 80 sur le toit de leurs immeubles.

Ils ne sont plus si jeunes que ça. 

Je lis au soleil du vingt-et-unième siècle, la fenêtre est ouverte sur les chants d'oiseaux, les babillages du bébé voisin, le vent dans les arbres, les sirènes de la ville.  

"-Mon cul. 

-Ecoute, je vais te dire où se situe ma conscience politique : je ne mange jamais chez McDonald, je ne ne joue jamais à des jeux électroniques, je n'ai pas vu cinq minutes de feuilleton à la télé, ni aucune des autres merdes qu'ils diffusent. J'essaie de ne pas écouter de pop music, je n'écoute jamais Radio 1; je ne lis pas les pages culturelles des journaux du dimanche. Je n'achète pas de produits sud-africains, je ne possède pas de voiture et, en règle générale, je ne dépense rien pour le genre de saloperies dont les boutiques sont pleines. Je ne cherche pas à avoir un vrai travail et je m'en fiche de ne jamais avoir de maison à moi -quand les gens parlent du prix de l'immobilier, je n'écoute pas. Je ne connais pas de banquier ni personne qui travaille dans la pub- je n'ai même mis les pieds qu'une seule fois dans la City. Si quelqu'un lit un canard à scandale, j'essaie de m'arranger pour ne pas le voir. Compris ? Maintenant, on en arrive aux choses vraiment importantes : je passe pas mal de temps à peindre et à réfléchir sur l'art. En d'autres termes, j'essaie de ne pas devenir aveugle. Je ne lis pas de bouquin de merde et je ne vais jamais voir des films de merde. Je pratique autant de sports amusants que je peux et j'écoute Coltrane, Sonny Rollins, Lester Bowie, Beethoven et Chostakovitch -en d'autres termes, j'essaie de ne pas me laisser devenir sourd. Tu saisis le tableau ? Je suis engagé dans l'une des batailles politiques les plus importantes de notre temps."

Geoff Dyer. La couleur du souvenir. 

Les années (1982)

Année 1982-1983

Le lundi,
elle a un cours de mathématiques de 9H à 10H
elle a un cours d'histoire et de géographie de 10H à 11H
elle a un cours d'anglais de 11H à 12H
elle a un cours de français de 14H à 16H
elle a un cours d'éducation physique et sportive de 16H à 17H

Le mardi,
elle a un cours de sciences naturelles ou de sciences physiques de 8H à 9H
elle a un cours d'anglais de 9H à 10H
elle a un cours de mathématiques de 10H à 11H
elle a un cours de français de 11H à 12H
elle a un cours de musique de 14H à 15H
elle a un cours de français de 15H à 16H

Le mercredi,
elle a un cours d'anglais de 8H à 9H
elle a un cours de français de 9H à 10H

Le jeudi,
elle a un cours de dessin de 8H à 9H
elle a un cours de sciences physiques de 9H à 10H
elle a un cours d'anglais de 10H à 11H
elle a un cours de sciences naturelles de 11H à 12H
elle a un cours d'histoire et de géographie de 14H à 15H
elle a un cours de mathématiques de 15H à 16H

Le vendredi,
elle a un cours de mathématiques de 8H à 9H
elle a un cours de français de 9H à 10H
elle a un cours d'éducation physique et sportive de 10H à 12H
elle a un cours d'éducation manuelle et technique de 14H à 16H
elle a un cours d'histoire et de géographie de 16H à 17H

(Bon, bon ! Coupez ce passage ! Et tâchez de l'étouffer dans l'oeuf la prochaine fois.)

Au lit maintenant. Vite. 
Vite et lentement. 


J.D Salinger. Seymour, une introduction. 

Le cabinet des rêves 20

H. et D. sont chez moi. H. demande à D. de préparer sa spécialité. Je demande si c'est celle que je connais quand je le vois préparer les ingrédients : de l'avocat et un bol d'huile. Quand j'y avais goûté, il y avait ajouté du yaourt mais, cette fois, il mélange seulement l'avocat avec l'huile. 

Il étale cette pâte sur du pain : sur le dessus d'une baguette grise qu'il n'ouvre pas. 

J'assiste à la préparation. Le bol d'huile me dégoûte un peu. 

Une fois que les pains sont prêts, H. et D. prennent le leur et vont le manger dans la pièce voisine. 

Je dis : Il y a du yaourt dans le frigo, si vous voulez en ajouter. C'est du yaourt au soja. 

H. : Non, je n'aime pas le goût. 

Je ne le pense pas mais le dis comme quelque chose de communément admis : ça n'a pas de goût. 

Je reste dans la cuisine et mange seulement la pâte à l'avocat. Pas le pain. 

Rêve du 25 mai 2011

en t'attendant

"

avant 

la peine

et le dégoût

brisons

là

s'il

te plait

non !

je t'embrasse

et ça passe

on s'

débarrasse 

pas d'moi

comme 

ça

"

comme une ritournelle , en tête

Précis de topographie 64

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.

La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.

Sur le trottoir de la rue Blaes, nous nous croisons devant la boulangerie. 

Car l'heure du petit déjeuner est universelle. 

Ils parlent fort, rient bruyamment, se tiennent par la taille. Et quand ils marchent, ils tanguent un peu. 

Alors que j'ai enfilé des manches pour contrer la fraîcheur matinale, ils gardent leurs bras nus, crânement. 

Il est l'heure où, malgré la fatigue, je pense être restée trop longtemps dans mon lit. 

Il est l'heure où, malgré la fatigue, ils seraient encore bien restés une heure de plus en boîte. 

Tuesday self portrait (les coulisses)

Faire des polaroïds, c'est toujours un peu photographier

 la veille 

"Il me semble que le tourment labyrinthique gagne de beaucoup et monte d'un pas dans le silence quand quelque chose du plus lointain passé revient inopinément au coin d'une rue et délace le temps pour l'ouvrir, sans que pour autant le lieu même où l'on se trouve ait fait partie de nos rêveries ou de nos projections. C'est plutôt comme si quelque chose de notre enfance -un air, un supplément utopique, une mélancolie, c'est difficile à dire- existait à l'état d'un dépôt dispersé dans le monde, introduisant dans ce qui sans cela ne serait qu'une visite de plus la dimension ou, plutôt, la dilatation du temps retrouvé. 

Il s'agit là, en fait, d'une dimension étrange, qui n'est pas exactement de l'ordre de la remontée proustienne : ce qui est de la sorte identifié, et qui trouble, n'a pas la netteté de ces pans soulevés révélant d'un seul coup toute une matière enfouie, tout un côté perdu, ce serait plutôt de l'ordre de ces rêves dont on cherche au matin à tirer le film et qui, au sein de cet effort même, semblent se rembobiner inexorablement dans la nuit. Et pourtant ce qui n'est pas assignable à un régime du déjà-vu ne se font pas tout entier dans un ordre vague qui serait celui de l'aperçu ou du pressenti, non, c'est beaucoup plus précis, quelque chose vient, comme une élongation du temps qui ferait pression sur la mémoire, celle-ci faisant à son tour pression sur le présent -on ressent dans ce qu'on voit une vibration ancienne, comme si une note de piano jouée dans l'enfance ou par l'enfance revenait en sourdine et envahissait l'étendue. 

Jean-Christophe Bailly. Tuiles détachées. 

"Aujourd'hui, j'ai accepté qu'il ne se passe rien de spécial et ce fut donc une belle journée"*

"C'était l'une de ces journées extraordinairement lumineuses qui font tout paraître plus grand. L'Avenue semblait plus large, plus longue, et les immeubles avaient l'air de grimper plus haut dans le ciel. Aux fenêtres, les fleurs ne formaient pas une masse confuse et embrouillée mais, comme par l'effet d'un agrandissement, on pouvait distinguer leur forme, et même leurs pétales. On parvenait vraiment à voir toutes sortes de choses plaisantes qui étaient généralement trop petites pour qu'on les remarque, comme les fines figurines surmontant les bouchons de radiateur et les jolies pommes de mât dorées des drapeaux, ou les fleurs et fruits sur les chapeaux des dames et la rosée crémeuse appliquée sur leurs paupières. Il devrait vraiment y avoir davantage de ces journées."

Dorothy Parker. Comme une valse.

Même si on a moins de style que Dorothy Parker, Georges Perec, Jean-Paul Goux, Grace Paley, Léon Paul Fargue, on peut, malgré tout, décider d'écrire sa vie.

La mienne
:
en pleins
et 
déliée 
.

*Mathieu Amalric in De la guerre un film de Bertrand Bonello. 

Les années (2009)

Le 22 mai 2009

elle mange du tofu à la banane

elle mange une orange

elle mange un onigiri au tarako 

elle mange un onigiri à l'ume

elle mange une pomme

elle mange du kabocha

elle mange du tofu

elle mange une pomme

Le dépaysement

J'ai failli ne pas les voir 

car la petite dizaine de perruches 

se distinguaient à peine

 de l'herbe verte 

qu'elles picoraient. 

"Dans ma mise en scène, je ne peux pas filmer l'intérieur des gens. La seule chose que je peux filmer, c'est l'extérieur : des paysages, des bords de mer etc. 

Mais, finalement, ces paysages-là, c'est l'intériorité des gens. Le bord de mer, c'est nous : on a un bord de mer en soi. 

Pour filmer votre bord de mer à vous, cette petite partie de votre âme qui est au bord de l'eau, la seule chose que je peux faire c'est aller au bord de l'eau, réfléchir à l'endroit où je vais mettre la caméra, à la façon dont je vais poser mon son.. Pour que ce paysage naturel ne soit plus naturel et que, tout d'un coup, il devienne votre propre paysage intérieur. 

C'est ça la poésie : c'est à partir du moment où le paysage n'est plus un paysage naturel, ce n'est plus le Nord Pas de Calais, c'est soi-même. 

Ce sont les petits paysages internes qui sont en nous et sur lesquels il faut aller."

Bruno Dumont. Emission la Grande table France culture le 17 mai 2011

Le cabinet des rêves 19

Je suis avec mes deux soeurs dans un terrain de camping, devant un bungalow. 

J'ai acheté un appareil de cuisson, que j'ai posé dans l'herbe. 

C. : Tu es bien comme R. ! 

Moi :  je suis comme R. parce que j'ai acheté un appareil de cuisson ?

C. : Non ! Parce que tu en as acheté un inutile : tu ne manges pas de pain de mie mais, finalement, c'est la même chose ! 

Moi : Non, parce que je peux y cuire des riz différents. 

Je constate, au moment où je dis cela, que j'ai acheté un rice cooker et je comprends que, en effet, ce n'était pas un achat indispensable pour moi. 

R. n'est pas loin de nous mais ne dit rien. 

C. ajoute : En plus, ça consomme beaucoup d'eau à chaque fois !

Même si nous nous trouvons devant un bungalow, je sais qu'il s'agit de la maison de R. Je me dis que je pourrais y venir en vacances lorsqu'elle ne sera pas là. Mais elle est située au fin fond de la campagne et je n'ai pas de voiture. 

J'essaie de m'imaginer y rester toute la journée. 

Je pense : Seul un enfant serait distrait par le simple fait de marcher sur le chemin.

Rêve du 18 mai 2011

il dit :

Petit, 

tu lui prépares un café bien noir, 

sans sucre, 

sans lait. 

Et, 

surtout, 

tu n'oublies pas de cracher dedans. 

Précis de topographie 63

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.

La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.

Si, 

vraiment, 

tous les chemins

menaient à Rome, 

j'y serais arrivée

depuis longtemps.

Tuesday self portrait (l'heure du thé)

Marmites et bouilloires. 

Pour ceux qui voyagent, rien ne vaut une marmite en fer, légère et assez grande, ainsi qu'une solide bouilloire en étain. Il est désagréable de faire le thé dans la marmite où on a fait bouillir de la viande; en outre, avec un seul récipient, la préparation des repas est beaucoup plus longue. Si possible, ne pas oublier de prendre une deuxième bouilloire, plus petite, comme dépannage ou simplement pour plus de commodité. De plus, elle permettra de transporter de l'eau pour une excursion, si on glisse un bouchon d'herbe dans le bec de cette bouilloire. 

Francis Galton. Petit manuel de survie. 

"J'avais envie d'en parler, de parler de toutes ces choses qu'on ne veut pas mettre en mots. Tant qu'on était encore en vie. Demain, je pourrai lui dire."*

*Banana Yoshimoto. Lézard.

Les années (1990)

Elle découvre l'oeuvre de Roman Opalka.

Ses toiles, sa voix, ses autoportraits 

modifient définitivement sa perception du temps qui passe.

"Pour appréhender le temps, il faut prendre la mort comme réelle dimension de la vie. L'existence de l'être n'est pas que plénitude mais un état où il manque quelque chose. L'être est défini par la mort qui lui manque."

Roman Opalka.

VILLE DORTOIR

OU

NATURE MORTE

Le cabinet des rêves 18

Je suis avec mon père en voiture.

Je ne suis pas sûre que ça puisse l'intéresser, je ne pense pas qu'il se souvienne de ce garçon mais je lui parle de F. qui a été videur dans un pub et qui travaillait la nuit, qu'on appelait parfois chez lui à 1H30.

Je lui propose de lui montrer le pub et on descend de voiture.

Mon père court sur le trottoir pour me montrer qu'il en est capable. Je souris mais lui rappelle qu'il n'y est pas obligé, je suis un peu inquiète de ce qui pourrait lui arriver mais je ne lui montre pas.

Il manifeste un enthousiasme frappant pour tout : les cafés, les restaurants... Et il tient à m'inviter quelque part.

Après avoir vu des lieux bondés, nous descendons dans un restaurant qui se trouve au sous-sol d'une espèce de grange remplie de décors de théâtre.

Nous ne sommes pas sûrs d'y rester : je propose de consulter la carte et de nous décider.

On nous accueille gentiment et on nous apporte non seulement la carte mais également des olives et des boissons pétillantes à boire dans une cuillère au fond de laquelle se trouve une petite figurine en verre de Murano.

A ce moment-là, je ne suis plus avec mon père mais avec L. J'ai constaté que les plats, sur la carte, étaient très chers. Il y  a du poisson que je peux manger. Lui, il a pris quelques olives et s'amuse à boire le cocktail. C'est difficile à cause de la figurine mais c'est fait pour ça : c'est un gadget qui favorise la conversation.

L'ambiance du restaurant n'est pas très agréable mais je comprends que, pour L., il n'y a pas de doute que nous allons y manger. Je me dis que sans doute que les prix lui sont indifférents puisqu'il va m'inviter.

Rêve du 12 janvier 2011

Alors qu'il fait si bleu et si loin de la Toussaint, nous parlons de nos morts.

Et c'est être en vie. 

"Parfois je discute avec ma femme et je lui dis : "Tu sais, plus tard, j'aimerais mieux que ce soit toi qui partes la première." La première fois que je lui ait dit ça, elle m'a fait la tête. Elle ne comprenait pas que c'était pour lui éviter d'être toute seule et d'avoir tous les ennuis sur le dos d'un coup. Et puis un jour elle m'a dit : "Dans le fond, moi aussi j'aimerais mieux que ce soit toi qui partes le premier parce que sont ceux qui restent qui sont les plus à plaindre."

(M. Thomas)

Marcel Cohen. Malestroit, chroniques du silence.

Précis de topographie 62

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.

La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.

j'aimerais

connaître 

toutes 

les

rues

où

passe

le 

camion

du 

marchand

de

glaces

avant

de 

venir

faire

résonner

sa 

mélodie

acidulée

à 

21

H

15

en 

bas

de

chez

moi

Tuesday self portrait (les rêves)

"Quand je pense à tout cela, à ce qui pourrait m'arriver, à ce qui se passera s'il ne m'arrive rien, j'ai parfois des cauchemars."

Marcel Cohen. Malestroit, chroniques du silence. 

Ma vie conditionnelle

A certaines heures du jour, je pense à ma vie, ailleurs qu'ici.

Ma vie hypothétique. 

Mon adresse serait au bout d'un chemin de pierres.
Il faut vraiment le repaver, me dirais-je à chaque passage.
Mais, toujours, je remettrais au lendemain.
Par la fenêtre ouverte de ma voiture, en marche arrière, j'entendrais la télévision allumée de mes voisins et les rebonds du ballon de l'aîné de leurs enfants, contre le mur.
Les lendemains de pluie, il y laisserait des traces.

 

"Quelqu'un part très loin. Mais les mots nouveaux ne sont que des traductions. Quelqu'un a bu. Il se fait peur dans sa glace. Quelqu'un rit. Puis il creuse son polochon. Quelqu'un se recroqueville dans un train. Patient artisan du rêve il avait pris soin de préciser : "Coin fenêtre dans le sens de la marche". 

Un homme se demande ce qu'il a fait depuis l'enfance. "Demain, se dit-il, je commencerai de vivre." Le Queen Elisabeth roule en haute mer. A Istambul, une odeur de chachlik plane sur Galata Sarail. A Stockholm, un marchand de saucisses fait sa caisse tandis que les derniers passants relèvent leur col. 

Quelqu'un se réveille et contemple fixement le lavabo. Quelqu'un se berce au sifflement d'un Boeing qui troue les nuages. Quelqu'un repousse son assiette. Quelqu'un a trop chaud. Quelqu'un s'ennuie au cinéma. 

Une porte s'ouvre et l'on dit : "Vous, enfin !" Quelqu'un est trop impatient pour marcher. Il se met à courir. A Londres, on avait rarement vu un si beau printemps. 

Vous vous baissez pour ramasser un petit caillou et, tout à coup, un bonheur calme, incompréhensible vous gagne comme si rien d'autre n'existait, comme si l'on pouvait bâtir sur n'importe quoi, malgré tout.

XXII

Trois hommes traversent à petits pas la place du champ de foire. Le papetier relève son store. Le juke-box de la "Vieille Auberge" s'égosille et il en sort la voix d'Ella Fitzgerald pendant que des rires s'enflent et retombent. Dans l'église le curé joue de son orgue tout neuf, mais pour lui seul, en regardant très haut sour la nef. Un tracteur remonte la rue du Général de Gaulle. Une femme appelle longuement : "Georges, Georges !" Un petit vent s'installe au nord-est. Sans doute va-t-il pleuvoir."

Marcel Cohen. MALESTROIT, chroniques du silence. 

Les années (1989)

Elle est au lycée Voltaire. Il y a des milliers d'élèves mais aussi des surfaces vitrées partout. Elle aime ce mélange d'anonymat, de transparence. Un jour, elle la voit, devant un bâtiment,  la fille au visage brûlé, en train de fumer une cigarette. La cicatrice s'est estompée, un maquillage bien fait achève de la camoufler, la fille est devenue très jolie. Elle va la voir et lui dit qu'elles étaient dans la même classe de primaire Tu te souviens ? La fille la regarde et secoue la tête. A cette énergique et véhémente dénégation, elle ne trouve rien à riposter : elle ne peut fournir d'elle-même le moindre signe distinctif qui ranimerait un éventuel souvenir. Elle doit bien reconnaître que, pendant toute son enfance, elle a été celle qu'on ne remarquait pas, celle qu'on ne voyait pas, celle dont on ne se souvient pas. 

il dit :

J'ai trois chiens, quatre-cent-nonante poissons exotiques

mais aussi dix chats et une peluche. 

Plus tard seulement, bien plus tard, 

j'ai pensé

ah oui, une perruche. 

Le cabinet des rêves 17

J'ai appris que mon père avait acheté un lot de marchandises au marché et que je dois aller le récupérer pour le stocker dans la cave. 

Sur le stand, je vois qu'il s'agit de suspensions en plastique orange et blanc, datant des années 70.

Cela ne m'intéresse pas du tout de posséder tout ça et je dis que je n'en veux pas. La perspective de devoir tout transporter à pied m'accable et je ne semble pas avoir d'autre moyen que de démonter les suspensions  et d'en mettre quelques pièces dans mon panier de marché. 

Finalement, je me suis laissée convaincre d'hériter de ces objets et je me rends dans la boutique de l'antiquaire. Il a un lévrier afghan qui porte un pantalon rouge et je trouve que ça lui va bien. 

Dans une pièce à l'arrière, E. est en train de regarder des disques. Je compte implicitement sur son aide sans la lui avoir demandée. 

Rêve du 5 mai 2011

Survivre

Livres de cuisine. Un livre de cuisine n'est d'aucune utilité dans les voyages les plus rudes, car toutes les recettes consistent en expressions telles que : "Prenez une livre de ceci, une demi-livre de cela, une pincée d'autre chose, et une poignée de ceci." Or, dans un environnement sauvage, on n'a probablement aucun de ces produits, et sûrement pas la totalité, par conséquent, la recette est inutile.

Francis Galton. Petit Manuel de survie. 

LES NOURRITURES TERRESTRES
parvis St Gilles

Précis de topographie 61

La topographie est l'art de la mesure puis de la représentation sur un plan ou une carte des formes et détails visibles sur le terrain, qu'ils soient naturels (notamment le relief) ou artificiels (comme les bâtiments, les routes, etc.). Son objectif est de déterminer la position et l'altitude de n'importe quel point situé dans une zone donnée, qu'elle soit de la taille d'un continent, d'un pays, d'un champ ou d'un corps de rue.

La topographie s'appuie sur la géodésie qui s'occupe de la détermination mathématique de la forme de la Terre (forme et dimensions de la Terre, coordonnées géographiques des points, altitudes, déviations de la verticale...). La topographie s'intéresse aux mêmes quantités, mais à une plus grande échelle, et elle rentre dans des détails de plus en plus fins pour établir des plans et cartes à différentes échelles.

Ainsi donc, je ne m'étais pas trompée cet hiver, en baptisant l'esplanade de l'avenue Marnix La patinoire chaque jour 

de pluie

ou de neige

où je la traversais avec mille précautions. 

A présent, aux premières heures de la nuit, j'y croise une jeune femme

jupe courte

et rollers

qui y dessine des arabesques. 

Tuesday self portrait (en attendant)

"En arrivant chez la conseillère conjugale, ils furent surpris d'entrer d'abord dans une salle d'attente. Viveka s'était représenté le cabinet comme une sorte d'appartement, probablement meublé d'un canapé et de fauteuils d'époque, avec une table basse cirée et luisante, et une bibliothèque pleine des ouvrages de Laing, Fromm et Janov. Elle s'attendait à un lieu feutré, chaud et séduisant, un modèle à recopier, une image tentante pour ceux dont le bonheur familial et le bien-être du foyer avaient été ébranlés par le doute. Elle avait toujours considéré le canapé comme le symbole par excellence du bonheur domestique. Un canapé à haut dossier, accoudoirs recourbés et rembourrage moelleux en duvet. Un lendemain de fête familiale, tante Erika lui avait demandé quel mot de la langue suédoise elle trouvait le plus beau et, sans réfléchir, du fond de son âme, elle avait répondu "canapé deux places".

Torgny Lindgren. Divorce.

Moi, en mieux

Le soleil entrait par la porte ouverte, la tondeuse bourdonnait comme un insecte. 

Et j'ai dormi, un peu, je crois. 

A la fin, quand Kim m'a montré ma nuque courte, dans le miroir,

je me suis demandée si je me reconnaîtrais si je me voyais dans la rue, 

de dos. 

Les années (2003)

Comme à un peintre, elle dit :

Vieux rose

Bleu Klein

Orange vitaminé

Ours brun

Rouge rouge

ROUSSEURS
Petites taches jaunâtres ou brunâtres abîmant les papiers, surtout ceux qui ont été trop ou mal blanchis pendant leur fabrication.
L'éloge des cent papiers