C’est une habitude qui lui vient de sa mère : toujours elle marque sa page avec un tract, une photo, une carte postale… qu’elle pioche au hasard dans son sac.
Au café l’emballage du carré de chocolat. Dans le métro son ticket.
Ainsi, ses livres ne s’abîment pas, reposent dans sa bibliothèque comme si jamais ils n’avaient été lus et font ressembler son salon à une librairie.
Sa voisine, elle, a délibérément cassé la tranche de son roman avant de le retourner et de le poser près du miroir. Puis elle s’est levée.
Ce volume à l’envers -grand ouvert- lui rappelle l’expression entendue ce matin à la radio.
Elle connaît l’auteur de ce roman. Elle aussi a lu un de ses livres. Pas celui-là, un autre.
Comment s’appelle-t-il, déjà ?
Tournant le bouton en cours d’émission, elle avait entendu la fin de la phrase de l’homme politique
Vous pensez bien que je n’ai pas le temps de lire... Sauf les désirs de ma femme, comme dans un livre ouvert.
On oublie tant de détails d’une histoire qui n’en est plus à ses balbutiements et, bien sûr, encore davantage quand elle est finie depuis longtemps.
Qui,le premier, a tutoyé l’autre ? Quel cadeau a-t-on offert à l’anniversaire fêté en bord de mer ?
Sans compter les connivences, les phrases qu’on achève ensemble en riant, les petits noms inventés qui, faute d’être utilisés, sont les premiers à disparaître.
Mais comment s’appelle ce livre ?
Elle se souvient très bien, en revanche, que sur la couverture de cette édition en poche était reproduit un tableau de Hopper.
Elle ne l’avait pas acheté, ce livre-là, elle ne l’avait pas choisi : il avait été oublié ou abandonné par une cousine de passage –une cousine lointaine dont jamais il ne lui avait parlé auparavant- dans la maison qu’ils avaient louée pour l’été.
L’émail du lavabo avait sauté par endroit et, chaque fois qu’elle se brossait les dents, elle comptait ces accrocs. Pourquoi, de cela, parvenait-elle à se souvenir ?
Un soir, sur la terrasse, ses doigts avaient effleuré son poignet. Plusieurs fois dans la journée, l’air saturé des cigales avait tremblé, secoué par des avions franchissant le mur du son.
Elle avait senti sur sa peau encore un peu de chaleur du soleil de l’après-midi.
Il n’avait pas retiré son bras mais ne lui avait pas non plus abandonné.
Tu sais, finalement, je n’ai aucun goût pour la littérature.
Sa voix était sans tendresse, indifférente.
Et dans le silence qui avait suivi, elle avait entendu le rebond des balles que quelques joueurs échangeaient encore, sur le terrain de tennis, au loin.
L’auteur est Espagnol.
Mais comment s’appelle ce livre ? Très célèbre dans son pays, lui semble-t-il.
Cinq ou six ? Cinq ou six impacts dans le lavabo ? Les silences, eux, elle n’avait plus su les compter. Et quand avait-elle enfin admis qu’ils n’étaient plus tendres ?
Il passait sa main dans les cheveux qu’elle portait courts l’année de leur rencontre, il tenait sa nuque fermement quand il l’embrassait et sa voix souriait lorsqu’il disait
Comme dans un livre ouvert. Et c’était vrai. Il savait lire en elle et il était le premier. Jamais avant elle n’avait eu cette sensation d’être à nu. Ou bien jamais personne ne s’était soucié de la regarder. Et elle s’était laissée faire, elle s’était laissée lire.
Mais un soir, un soir qu’il tournait le dos à la cheminée après une journée de ski, dans le brouhaha amical du salon, elle avait vu son regard insondable, tourné en lui-même et
Pas moi, avait-elle pensé.
Pas moi, je ne lis pas en lui, je ne le connais pas. Cette évidence l’avait étourdie, un instant.
Puis ses cheveux avaient poussé et seul le vent lui caressait encore la nuque. Le vent de l’été qui soufflait dans la voile du bateau où il passait ses journées pendant qu’elle lisait ce roman, en l’attendant.
Ou bien, peut-être déjà, n’attendait-elle plus rien ni personne. Seulement la fin de
l’histoire.
Cet été-là, il n’avait pas passé sa main dans son cou. Ni posé ses lèvres sur sa bouche.
En réponse au ministre, le journaliste avait ri, poliment. S’y était-il senti obligé ?
A quel point faut-il aimer un homme pour endurer ses passages dans les médias ? Et ces actrices, ces femmes célèbres, qu’on interroge sur leurs méthodes de séduction, même quand elles vivent en couple, même quand elles viennent d’accoucher.
J’aime quand les hommes font le premier pas légende le regard joliment
aguicheur sur la table du salon. Il faut savoir vivre avec cela.
Elle avait des épingles dans la bouche et les bras levés au-dessus de sa tête. Elle entortillait des mèches avant de les fixer. Elle se hâtait, ne voulait pas qu’ils arrivent en retard à l’anniversaire de Pierre.
Tu es tellement prévisible, tellement sans surprise, tu es comme un roman mal
écrit.
Pourtant, elle n’avait pas quitté ses cheveux des yeux, dans le miroir de la salle
de bain, elle n’avait pas vacillé. Comment avait-elle réussi à ne pas pleurer ?
Tu es prêt ?
On y va ?
Mais, dans la voiture, elle avait mis un disque pour se distraire de la vérité qui la vrillait de toute part et contre laquelle elle savait qu’elle ne se révolterait pas.
C’est fini, c’est fini, c’est fini, c’est fini…
Sa voisine est revenue, accompagnée de l’employée. Elle a achevé sa conversation dans un rire avant de reprendre son livre.
En son absence, elle aurait dû se saisir du volume et regarder la liste « du même auteur ».
Mais comment s’appelle ce roman ?
Elle sait qu’il vaut mieux ne plus chercher, qu’elle ne retrouvera le titre que dans quelques jours, au détour d’une association d’idées. Ou alors ce soir, oui peut-être ce soir, par hasard.
Ce n’est pas très grave, de toute façon, dit-elle à voix haute.
Pardon ? L’employée se tient à présent derrière elle, la regarde interrogativement dans le miroir, semble l’inviter à poursuivre.
Non, rien, elle balaie la question d’un geste de la main.
Alors, si vous le voulez bien, on va passer au shampooing : il est temps de rincer la couleur.